HICHEM ROSTOM : LE MAMELOUK DU CINEMA TUNISIEN

Par Mohamed Bouamoud.

Peut-on imaginer une simplicité toute bourgeoise ? Ou une popularité toute aristocratique ? Ou une humilité toute noble ?… Ce qui, chez l’homme, conquiert un peu, ou force l’estime à tout le moins, c’est son affabilité visiblement toute innée, sa spontanéité qui trahit on ne sait quoi de patricien, à mille lieues du calcul, de la duplicité, de la flagornerie… C’est probablement ça : il y a beaucoup de noblesse – et de finesse – dans le mot qui tombe tout fluide de ses lèvres, dans son geste curieusement peu théâtral pour un homme de théâtre, dans son abord délicat et fort courtois, dans sa manière galante de jauger les êtres et les choses… Pendant que vous lui parlez, son œil d’un beau vert un peu pâli par l’âge vous sonde, vous pénètre, vous résume en une fraction de seconde pour vite céder la voie à une voix franchement théâtrale, celle-là pour être assez véhémente et même imposante, n’accusant pas l’ombre d’un trémolo ou d’un quelconque atermoiement tant le mot, sublingual et riche, tombe tout dru telle une ondée merveilleuse un jour d’été… Et ses mains !… Et ses mains qui n’arrêtent pas d’accompagner la parole comme pour ponctuer ou venir inutilement en aide à un verbe déjà assez éloquent en soi et qui coule de source. Et quelle source !.. Le Collège Sadiki au départ et la Sorbonne à l’arrivée. Et ses mains !… Et ses mains qui, n’ayant à un moment rien à ponctuer, tripotent et farfouillent par intermittence dans une chevelure abondante et soyeuse, tombant lourdement et comme capricieusement sur les deux côtés d’un visage qui, à 55 ans, commence à s’émacier comme pour narguer ou chercher noise à une jeunesse endurcie et ne laissant point d’espoir à la moindre petites rides, barré néanmoins d’une monture tout juste sobre et cernant des verres pas vraiment épais mais rendus nécessaires au bout d’une bonne cinquantaine d’années de lecture, d’études et (un peu) d’écriture… Tête d’intellectuel ?.. Tête d’artiste ?.. Tête d’universitaire ?.. Tête de grand chirurgien ?… Se perdrait probablement quiconque voudrait le classer sans le connaître. Mais se perdrait sans la moindre chance de réussir à coup sûr quiconque s’enliserait dans l’entreprise labyrinthique de remonter jusqu’à l’origine des Rostom. Comment faire dire à l’Histoire ce qu’elle a tu ?… La légende (peut-être bien une page d’Histoire négligée par l’Histoire) veut qu’en début du 16ème siècle, l’un des sultans d’Istanbul eût acheté un esclave de souche caucasienne, lui eût donné le nom de Rostom et en fît le général d’une armée. C’est à peine croyable. Mais ici, l’Histoire, enfin, parle et confirme : «De 1250 à 1517, régna sur l’Egypte et la Syrie toute une dynastie dont les sultans étaient choisis parmi des milices de soldats esclaves. C’était la dynastie des Mamelouks qui, à partir de 1517, se rallièrent aux Ottomans». ? Ça s’élucide à présent. Sans chercher à aller trop vite en besogne, on voudrait s’agripper à cette composition qui reste la seule possible et plausible : Rostom (en fait beaucoup plus un titre militaire qu’un nom de famille) serait de souche caucasienne (la beauté des filles du Caucase, ou de l’ancienne Circassie, est légendaire), appartiendrait fort probablement à la dynastie des Mamelouks, serait dilué dans l’empire ottoman et serait un petit peu disséminé quelque part en Turquie et en Afrique du nord. D’ailleurs, des bribes d’histoire rapportent que lors d’une révolte au Nord-Ouest de la Tunisie, du temps de Sadok Bey, celui-ci dut demander du renfort : on arriva à son secours avec une armée dirigée par un général du nom de Rustan ou Rustêne, les Français, en tout cas, transcrivirent : Rostom.

Petit-fils de Abdelaziz Saheb Ettabaâ, directeur de l’école Sadiki, fils de Amor Rostom, zitounien, instituteur puis directeur de l’école Ibn Charaf, fils de Neïla Saheb Ettabaâ, de son nom de jeune fille, Hichem Rostom naît un jour de mai 1947 au cœur de Tunis où il fait ses études primaires et secondaires bien évidemment à l’école et au collège Sadiki.

Il a 17 ans en cette année 1964 quand, pour la première fois, le théâtre fait son apparition dans les lycées, plus exactement au Lycée Bourguiba grâce à un certain… Aly Ben Ayed. Hichem adhère vite à cette troupe de jeunes talents, devenus un peu plus tard de grands noms du théâtre et du cinéma tunisiens : Raouf Ben Amor, Fadhel Jaziri, Raja Farhat, Béchir Drissi, Ali Louati (scénariste), Aly Ben Ayed, bien évidemment, et Mohamed Driss. Aux côtés de Aly Ben Ayed, Hichem joue, de 64 à 67, quatre pièces : Othello, Caligula, Mourad III et Mesure pour mesure.

Bien auparavant, alors qu’il avait 12-13 ans, Hichem, cinéphile obsédé, se régalait d’un film par jour grâce à la cinémathèque de l’école Sadiki. De sorte qu’à 20 ans, en 1967, et alors qu’il s’apprêtait à s’envoler pour la France poursuivre ses études supérieures, il avait en lui une prédisposition pour le théâtre mais une vive propension pour le cinéma. Petite nuance toutefois : il voulait être comédien de théâtre mais réalisateur de cinéma. Car il considère toujours que le véritable comédien c’est celui des planches, l’acteur de cinéma étant un instrument manipulé et par le réalisateur et par les techniciens au besoin. Ainsi entame-t-il des études de cinéma à l’IDHEC pour vite les interrompre en faveur d’études d’histoire du théâtre. Dans le même temps, ou presque, il poursuit des études de lettres françaises. Mais pour vivre – ou survivre ? – , Hichem ne peut éluder le passage obligé de tous les jeunes Maghrébins supportant seuls leur destinée parisienne : il fait le gardien, le plongeur de restaurant, le vendeur de journaux et un tas d’autres petits boulots.

Pourtant, c’est une période bien faste que va vivre Hichem. De 1967 à 1987, il jouera la bagatelle d’une soixantaine de pièces de théâtre signées des plus grands metteurs en scène français. Entre temps, il se contente de petits rôles, entre 72 et 73, dans des téléfilms. En 76, on le voit même avec un… Louis de Funès dans un long-métrage. Mieux : on le verra plus tard aux côtés d’un… Gérard Depardieu dans «Le comte de Monte-Christo». En tout et pour tout, il aura fait, à ce jour, une dizaine de films étrangers (français, américains et italiens).

Or, sa véritable carrière d’acteur de cinéma, il la commence, en 1989, avec Nouri Bouzid dans «Les Sabots en or». S’ensuivront onze films tunisiens dont on peut citer «Les silences du palais», «Essayda» ou le dernier en date «Le chant de la Noria». Curieusement, le théâtre tunisien lui tourne le dos. Depuis «Comédia», en 1991, plus aucun réalisateur n’a fait appel à lui. Alors il se met à «son propre compte» et réalise un bon nombre d’adaptations, la plupart puisée dans l’œuvre d’Albert Camus. De plus, il est à la tête de plusieurs ateliers de formation théâtrale dans un club privé, un institut supérieur et un lycée.

A travers un tel parcours, on voudrait imaginer le théâtre devenu un simple jeu appris par cœur, une sorte de machine inoxydable, imperturbable, inflexible… Mais ce serait oublier que lorsqu’on embrasse l’art avec passion, on demeure un humain ; seuls les professionnels de métier, mais sans passion ni âme, ne trébuchent jamais… Il y a deux ans environ, face à un Théâtre municipal bondé de spectateurs, Hichem Rostom, dans la peau de Meursault («L’étranger» d’Albert Camus), est sur le point de partir d’une longue tirade quand soudain plus rien : «Je ne sais pas ce que j’ai eu, mais je n’ai pas trouvé le moindre petit mot ; c’était un grand trou ; je ne savais plus quoi faire…». Mais ce qu’il a fait était on ne pouvait plus noble et sincère ; il s’adressa au public en ces termes : «Pardonnez-moi,… j’ai un trou de mémoire…, pardonnez-moi…». Il glisse dans sa loge. Se secoue. Se reprend. Se rafraîchit la mémoire. Et revient sur les planches lorsque, à son grand étonnement, des salves extraordinaires d’applaudissements fusent de partout et le soutiennent. Le sentiment de reconnaissance envers ce public si clément et patient est si fort qu’échappent des yeux de Hichem Rostom deux grosses larmes de bonheur intense. Quant à la tirade du malheur, Hichem s’en acquittera si bien que même Camus aurait senti le plaisir de relire une seconde fois son propre roman.

Mohamed Bouamoud


 

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire