CHRONIQUE : DÉSAMOURS DU CINÉMA

Par Ikbal Zalila – Le Temps – Publié le 27 – 01 – 2013.

On reproche en effet aux films tunisiens leur déconnexion par rapport au réel, leur déphasage par rapport au mouvement de l’Histoire. Cinéma bourgeois, citadin, acculturé, les qualificatifs ne manquent pas pour stigmatiser une cinématographie nationale jusqu’ici en rupture avec ses publics.

La chute du régime de Ben Ali est-elle de nature à remédier à ce déficit d’histoire reproché aux films tunisiens ?

Le malentendu entre les réalisateurs tunisiens et leurs publics est patent. À l’exception notable des JCC, au cours desquelles les films tunisiens font salle comble pour des raisons qui n’ont rien à voir avec un amour soudain pour les films, le cinéma tunisien ne fait pas recette. Pire, les distributeurs et les producteurs semblent s’être résignés à cette situation. Cette désaffection s’explique par plusieurs facteurs, dont un sentiment d’extériorité ressenti par le spectateur face à des films qui ne parviennent pas à lui parler. Ce sentiment, même s’il ne s’exprime pas toujours en des termes précis, dénote du désir du spectateur de se sentir représenté dans un cinéma qui à ses yeux lui tourne le dos. On demande aux films d’être l’exact reflet de ce qu’on estime être la réalité à un moment donné de l’histoire telle qu’on la vit ou subit. Cette exigence ne résiste pas à l’analyse, tant la notion de spectateur et de ce qui le travaille face à un film reste en théorie insaisissable. Les jugements de goût sur un film relèvent d’une alchimie où viennent à se combiner l’esthétique, le psychologique et l’historique. Toute la question est de s’arrêter sur les raisons qui font qu’un film marche. Pour cela, il faut remonter au milieu des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix qui ont connu pour certains films de très grands succès populaires. Un contexte différent, où le parc de salles était important comparé à son état aujourd’hui, mais aussi un moment de l’histoire où les pratiques de consommation alternatives de film (internet, Dvd) étaient quasiment inexistantes. Plus, certains films faisaient l’événement en raison de leur charge subversive par rapport à l’ordre établi. Voir un film de Nouri Bouzid relevait aussi d’un acte de résistance (passive) contre les archaïsmes politiques et sociaux du système. Cette audace a évolué en un filon exploité jusqu’à la lie au point de produire cette rupture avec les publics que l’on connaît depuis déjà une quinzaine d’années.

La dynamique nouvelle du cinéma documentaire, consécutive à la chute du régime de Ben Ali, est en passe de contribuer à la construction d’une image plus contrastée du cinéma tunisien. En levant le voile sur ce qui était caché, en donnant la parole aux sans voix, en mettant en avant les paradoxes d’une société confrontée à ses contradictions, les documentaristes tunisiens rompent avec les représentations stéréotypées reprochées au cinéma de fiction. À priori, ces visions de l’intérieur devraient suffire à réconcilier les publics avec le cinéma national. Un coup d’œil sur l’exploitation montre qu’il n’en est rien. Les quatre ou cinq documentaires qui ont bénéficié de sorties en salles, auréolés de prix glanés dans des festivals à l’étranger, n’arrivent pas à faire recette. Le processus n’est évidemment pas aussi mécanique qu’on le décrit, la reconquête des publics s’inscrit dans la longue durée, mais on avait tablé ne serait-ce que sur un frémissement annonciateur d’un changement en cours.

Les chiffres pour les films étrangers ne sont pas non plus rassurants, y compris pour les blockbusters diffusés presque en même temps qu’en Europe. La crise va donc largement au-delà du désamour pour les films tunisiens. Il faut se rendre à l’évidence qu’il n’y a plus de public pour les salles de cinéma. Une génération entière, celle des 18-25 ans a été socialisée au cinéma via des pratiques alternatives de consommation de films qui sont le net et le dvd piraté. Se cantonner dans la condamnation de ce rapport «barbare» aux yeux des puristes, qui voient dans l’ouverture de nouvelles salles la panacée à la crise de la fréquentation, relève d’un aveuglement face à une dynamique irréversible, du moins pour cette génération. Cela n’hypothèque en rien le spectacle en salle de cinéma, à la condition de reprendre à zéro un travail de longue haleine de formation en direction des enfants, en les sensibilisant à la magie du grand écran qu’aucune pratique alternative de l’expérience filmique ne viendrait égaler.

Source : http://www.turess.com/


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