AHMED BENNYS CINÉASTE TUNISIEN – ENTRETIEN

Ahmed-Bennys©Artify.tn

Propos recueillis par Guy de Bosschère – France Pays Arabes – juillet, août 1975.

À l’occasion du «tournage» d’une coproduction franco-tunisienne, «Les Ambassadeurs», film de Naceur Ktari traitant du problème de l’insertion des travailleurs immigrés tunisiens dans la vie quotidienne française, il nous a été donné de rencontrer Ahmed Bennys, venu de Paris en qualité d’opérateur ; et qui est sans doute l’un des meilleurs réalisateurs actuels du cinéma tunisien.

Son dernier film, «El Mohamedia» ou les embarras financiers, lui a valu le Tanit de Bronze au Festival de Carthage en 1974 et représentera la Tunisie au Festival de Grenoble. «El Mohamedia» est un moyen-métrage, combinant habilement les procédés du cinéma d’animation (gravures d’époque astucieusement «mises en mouvement») à des prises de vue d’extérieur classiques.

Les premiers «plans» du film détaillent la vaste place d’un quartier populaire du Tunis d’aujourd’hui, où une sorte de bonimenteur de foire, sous les regards éblouis d’une foule suspendue à ses lèvres, conte, avec force gestes et inflexions de voix, l’histoire déjà ancienne du fastueux Ahmed Bey, souverain de Tunisie dans les années 1840, qui, pour échapper à la tutelle contraignante de la «Sublime Porte», se tournera vers l’Occident, et plus particulièrement vers la France, dans l’intention d’y trouver un modèle de développement économique pour son pays. Ici, nous allons quitter l’image du présent pour nous engager dans l’imagerie du passé. Les gravures romantiques s’animent, nous montrant Ahmed Bey se rendant en France, à l’invitation du roi Louis-Philippe, accompagné de son premier ministre Khaznadar et du puissant Ben Ayed, figure composite de «fermier général» et de banquier véreux. La vie des grandes cités, et tout spécialement de Paris, l’activité des industries naissantes, et par dessus tout, la visite du château de Versailles, vont remplir le souverain tunisien d’une admiration et d’un émoi sans bornes. De retour dans son pays, Ahmed Bey charge son premier ministre Khaznadar de reproduire, à l’échelle tunisienne, toutes les «merveilles» qui l’ont si vivement impressionné en France, et notamment de construire, non loin de Tunis, un palais à l’image de celui de Versailles. Ce sera El Mohamedia.

Mais l’ambition démesurée du souverain contribue à tarir les fonds publics. Et une fois les caisses de l’État vidées, on recourt aux impôts, puis, par l’entremise du peu rassurant Ben Ayed, à un emprunt international aux garanties douteuses qui précipite l’entreprise vers un «scandale» financier d’envergure. Ce sera le début de l’endettement de la Tunisie, que les caprices puérils et mégalomaniaques du souverain vont sans cesse aggraver, et qui, quelques décennies plus tard, entrainera la colonisation du pays. Dérision suprême : El Mahomedia ne sera jamais habitée par celui qui l’aura fait construire à si grands frais, et tombera peu à peu en ruines. Le film s’achève sur l’image hautement significative, à la fois touchante et nullement apprêtée puisque prise sur le vif, d’enfants jouant, non loin d’El Mohamedia, à construire et reconstruire indéfiniment des châteaux de cailloux et de sable retombant sans cesse en poussière. Nous avons voulu interroger Ahmed Bennys à propos de son film, de sa signification, des raisons qui l’ont fait aborder ce sujet, ainsi que de la situation du cinéma maghrébin.

Guy de Bosschère : Depuis Quand, Ahmed Bennys, le cinéma est-il devenu pour vous un métier ?

  • Ahmad Bennys : J’ai commencé à «tourner» il y a exactement onze ans.

G. B. : Qu’est-ce qui vous a principalement déterminé à embrasser cette carrière ?

  • A. B. : Je ne sais pas au juste. Un ensemble de hasards ou de circonstances favorables. Le fait, peut-être que, dans le cinéma il y a moins de contraintes que dans d’autres métiers Le fait aussi que nombre de mes amis étaient cinéastes ; que le développement de la société tunisienne m’aura permis de me définir de la sorte. Car il est certain que, du temps du «protectorat», la chose eût été impossible. Je crois bien que si je me suis immédiatement intéressé au cinéma, c’est parce qu’il a toujours représenté à mes yeux la discipline la plus contemporaine et, en même temps, la plus universelle. Et puis, ce qui me plaît dans le cinéma, c’est qu’il combine théorie et pratique ; que c’est un métier à la fois intellectuel et manuel, artistique et artisanal.

G. B. : Songiez-vous depuis longtemps à faire ce film ?

  • A. B. : Oh oui ! Car, aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours cherché à savoir comment toutes ces choses, c’est-à-dire l’endettement de la Tunisie et sa colonisation, avaient pu arriver… Comment tout cela s’est produit et enchaîné. Car n’oubliez pas que nous avons été dépossédés de notre histoire, et qu’il est toujours important pour un peuple qui a perdu son «identité» de redécouvrir son passé.

G. B. : Mais pourquoi avoir choisi particulièrement Ahmed Bey ?

  • A. B. : Parce que son règne représente une période charnière dans l’histoire de la Tunisie. C’est, en effet, à cette époque que la société féodale se transforme en société moderne, sous l’influence de l’Occident européen. Et puis parce que les désordres de ce règne sont à l’origine de la colonisation de la Tunisie, et l’expliquent dans une certaine mesure. J’ai tenté de montrer comment, sous les efforts conjugués de la diplomatie et de la finance, toute velléité de défense d’un état indépendant peut être annihilée, ainsi que l’illusion qui consiste à vouloir développer un pays uniquement à coups d’impôts et d’emprunts et sans une «accumulation» naturelle du capital national. Ce film opère la critique d’un certain phénomène de «néo-colonialisme» avant la lettre.

G. B. : Quelle est la situation actuelle du cinéma tunisien ?

  • A. B. : Guère brillante, à vrai dire. D’une part, le cinéma tunisien n’a pas de possibilités de développement, dans la mesure où il ne possède pas de base économique. D’autre part, un cinéma culturel, spécifiquement tunisien, est presque inconcevable aujourd’hui, en raison d’une absence totale de «demande» dans ce domaine : l’aliénation du spectateur moyen est telle qu’elle l’empêche de se reconnaître dans sa propre image. Quant à la politique d’aide au cinéma, elle a abouti à un échec, parce qu’elle est dépourvue de tout «critère». C’est une politique «abstraite» qui débouche soit sur le népotisme, soit sur le film de «propagande».

G. B. – Avez-vous rencontré des difficultés dans la réalisation de votre propre film ?

  • A. B. : Non, pas à proprement parler. Car j’ai travaillé de manière marginale. J’ai évolué seul. Ce qui m’a permis de faire autre chose que ce qui m’eût été imposé, par exemple, dans le cas d’une «commande». Je n’ai subi d’autres contraintes que celles qui sont inhérentes à l’état de sous-développement du cinéma tunisien. J’ai, en fait, parasité le système de production. Car il existe, indiscutablement, des bases technologiques suffisantes pour permettre un développement du cinéma en Tunisie.

G. B. : Et qu’en est-il au niveau de la diffusion ?

  • A. B. : C’est là que se pose le problème le plus irritant. Il n’y a, en réalité, aucun effort de diffusion. Mais c’est voulu. En dehors de la télévision, qui est une entreprise de «décervelage» et de propagande, l’État n’essaie guère de susciter des besoins culturels, dont la légitime satisfaction risquerait d’échapper à son contrôle. D’ailleurs, à cet égard, chaque pays arabe vit en autarcie et ne reçoit sa manne cinématographique que par le truchement des systèmes de distribution européens. C’est là encore une des absurdités dont la survivance est étroitement liée aux dernières séquelles du colonialisme.

G. B. : La situation du cinéma tunisien est-elle représentative de celle du cinéma maghrébin ?

  • A. B. : Oui, dans une certaine mesure, si l’on en excepte le cas du cinéma algérien. Car seule l’Algérie poursuit une politique cinématographique réellement cohérente, sans doute parce qu’elle a compris que la culture est un des moyens dont disposent les États pour faire évoluer la société sans recourir à la violence. Mais au Maroc, la situation est identique à celle que l’on trouve en Tunisie. Elle est même pire car il n’y existe aucune politique d’aide. Aujourd’hui, il faut le dire, même au risque de heurter certains préjugés, tout film maghrébin qui tente de traiter les grands problèmes spécifiques actuels est quasi irréalisable. Et si j’ai choisi le sujet d’El Mohamedia pour tenter d’éclairer, à la faveur de cette «parabole» du passé, l’histoire d’un plus proche présent, c’est précisément parce qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d’exprimer ouvertement la réalité contemporaine.

Propos recueillis par Guy de Bosschère

France Pays Arabes – juillet, août 1975.


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire