UN CONTE DE FAITS, DOCUMENTAIRE DE HICHEM BEN AMMAR (2010)

Entre rêves et frustrations

Par Nacer Sardi

Une grande foule de journalistes et de gens du cinéma ont assisté à la projection spéciale du film de Hichem Ben Ammar «Un Conte de faits». Avec ce quatrième opus, le cinéaste semble représenter, à lui tout seul, l’actuel du documentaire dans le cinéma tunisien. Il y a bien sûr quelques autres qui commencent à percer, mais les Kamel Laaridhi, Lassaad Oueslati, Karim Souaki, Jalel Bessaad, Marouene Meddeb ou Samed Hajji doivent confirmer dans la durée ce qu’ils nous en ont donné à percevoir. Hichem Ben Ammar est un cinéaste qui respire le documentaire. Il réalise, il enseigne et il participe à l’organisation de tout ce qui touche à ce genre qui a le vent en poupe, après avoir été, longtemps, considéré comme un cinéma mineur.

Auteur déjà de trois œuvres pour le cinéma, «Café chanté» (1999), «Ô ! Capitaine des mers» (2002) et «J’en ai vu des étoiles» (2008), sa dernière création, «Un conte de faits», confirme sa moyenne de production: un film tous les trois ans. D’ailleurs, il trouve qu’il a de la chance par rapport à d’autres qui restent dix ou même vingt années pour faire un second film. En plus, c’est un intervalle qu’il trouve nécessaire, vu qu’il ne fait pas de reportages, pour laisser du temps à l’idée pour mûrir et pour prendre de la distance par rapport à ce qu’il tourne.

«Ceci est essentiel pour pouvoir vivre, à chaque plan, une expérience unique. Ces expériences me permettent de me comprendre, de comprendre ce que je veux être et ce que je veux faire, et aussi, de comprendre cet autre que je filme ». En fait, pour Hichem Ben Ammar, tout film n’est qu’un prétexte pour vivre des expériences existentielles et artistiques qui jalonneront son parcours de cinéaste ; d’humain aussi. Il les compare à ces peaux vides que laisse le serpent sur son chemin et qui retracent par où il est passé. Il va même jusqu’à considérer ceci comme une sorte de thérapie. Dans son dernier film, cette thérapie prend une connotation familiale, puisque cette œuvre est le fruit de l’engagement de deux familles, celle des protagonistes du film, Anès et Abderraouf, ainsi que celle du réalisateur qui s’est investi pour que cette œuvre voit le jour. Tout ça, n’est possible, pour Hichem Ben Ammar, que si la passion existe.

Dans tous ses films, ses personnages ont la passion de quelque chose à réaliser : la musique, la boxe, la pêche ou le spectacle. Cette passion n’est pas simplement personnelle, elle est aussi celle de tout un groupe, de toute une corporation. Cet amour éperdu ne prend sa vraie valeur que s’il y a surpassement de soi et dépassement de tous les obstacles qui arpentent les sentiers qui mènent vers l’accomplissement de ce désir. C’est peut être à cause de ça que les œuvres de Hichem Ben Ammar dégagent beaucoup d’émotion et ont ce côté quête/destinée propre à la fiction. D’ailleurs, ses scénarios sont construits, peut-être même, mis en scène, comme des fictions.

L’autre côté qu’il aborde dans tous ses films, toujours en arrière-plan, est cette opposition qui s’installe entre l’individu, qui représente un groupe ou une corporation, et l’institution, qu’elle soit administrative, familiale, sociale ou religieuse.

«L’individu, qui appartient à un groupe, aspire à aller le plus loin dans sa passion. En Tunisie, nous avons les capacités et le don à l’état brut. Seulement, les institutions existantes bloquent, voire même étouffent, ces aspirations. J’ai l’impression qu’au lieu que l’institution soit au service de l’individu, c’est le contraire qui est institué ». C’est dans ce sens que les films du cinéaste prennent une connotation politique.

«Un Conte de faits» ne déroge pas à cette construction : le père sent qu’il a été bridé, par la famille et par un ordre social établi, dans ses aspirations d’être un grand musicien. Il transfère tous ses rêves vers son fils, Anès. Mais ce fils, arrivé à un certain niveau, voit son don bridé par une réalité locale qui ne n’est pas adaptée à mettre en valeur et à encadrer une telle maestria. Pour exister, Anès doit partir ailleurs ; là où le don n’est pas source de frustration, mais plutôt moyen sublime d’épanouissement. Le père, Abderraouf, ayant lui-même vécu l’entrave, est le véritable artisan du départ de son fils pour garantir son ascension. Deux effets collatéraux à ce nouvel état des choses apparaissent : le fils semble se détacher de ses amarres, aussi bien familiales (son embarras de la visite des parents à sa chambre en Angleterre) que culturelles (il répond à son père en anglais), et un certain ombrage qui s’installe chez le père lorsqu’il remarque que les aspirations du fils ne répondent plus à ses propres rêves. Il change alors de cap et projette ces mêmes rêves sur sa petite fille « qui est plus obéissante ». La scène finale où le père et le fils réalisent le souhait, plutôt celui du père que du fils, de jouer ensemble, paraît exprimer plutôt un choix du réalisateur qui dit (de son film) «c’est un cadeau au père et au fils. J’espère que dans vingt ans, quand Anès sera adulte et sera imbu des richesses de plusieurs cultures, il sera capable d’absorber tout ça, et les Tunisiens sont aptes à le faire, et de renouer avec leurs racines… Cette séquence est mon utopie».

La construction du film suit cette logique narrative. L’œuvre est divisée en deux partie, séparées, comme c’est le cas dans «J’en ai vu des étoiles», par cet avion qui laisse un sillon dans le ciel. La première est totalement concentrée sur le père. C’est lui qui parle ; c’est lui qui domine l’écran ; c’est lui qui décide et manipule le fils. La caméra est légère, mobile, indécise.

La seconde partie commence par le père qui attend, alors que le fils, en hors champ, passe l’audition dans la fondation anglaise. Elle se concentre plus sur le fils. Le père et la mère sont plus tendus. Ils sont hébétés et sont étrangers au nouvel environnement d’Anès (scène où les deux parents regardent Londres à travers les vitres d’une voiture). Anès paraît plus décidé et a des envies d’émancipation d’un monde (d’un père !) dont il se détache de plus en plus. La caméra bouge moins et devient incisive. Le hors champ prend plus de dimension.

Ce film marque une rupture dans les thématiques abordées par Hichem Ben Ammar. Ses deux premières œuvres parlent de mondes qui disparaissent. Les cafés chantés et la pêche traditionnelle du thon font partie du passé. Toute une dimension de la Tunisie est archivée par l’auteur. Il fait un travail, aussi bien d’archéologue qu’un travail d’anthropologue. À partir de la seconde partie de «J’en ai vu des étoiles», Hichem Ben Ammar se change en témoin d’une actualité qui n’aide pas les individus à dépasser ce qui existe. Plus encore, le boxeur doué est obligé d’aller au Canada ou en Italie pour réaliser ce à quoi son don lui donne droit. C’est une perte pour la famille et pour la Tunisie. Il continue cette démarche dans son dernier film. Anès va continuer sa route à Londres, avec ce que ceci implique de déracinement et d’exode des forces vives du pays. Hichem, il devient ici un personnage de son propre film, s’investit totalement. On entend sa voix, Abderraouf parle de lui et l’interpelle par son nom. Hichem et Abderraouf deviennent amis… deviennent un. N’a-t-on pas refusé une bourse au réalisateur, pour aller continuer des études de cinéma ? N’a-t-il pas trouvé énormément des difficultés à être admis dans le métier ?

À travers Abdarraouf, Hichem crie toute cette frustration qui s’est accumulée durant des décennies d’échecs. Ça paraît un peu exagéré quant on voit le nombre et la réaction du public présent et lorsque on se rend compte de la place qu’est devenue celle de Hichem Ben Ammar dans le monde du documentaire. La preuve ! La présence, à cette avant première, de Hubert Sauper, documentariste de renommée internationale et auteur du si célèbre «Le Cauchemar de Darwin».

Naceur Sardi


 

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