GHODWA : UN HOMMAGE AUX VICTIMES DE LA DICTATURE

Dhafer El-Abidine et Dorra Bouchoucha à l'IMA ©facebook.com

Par : Mouldi FEHRI – cinematunisien.com – Paris, le : 14.04.2022

La première présentation du film «Ghodwa» de Dhafer El-Abidine, à Paris, a eu lieu à l’Institut du Monde arabe le 30 mars 2022. Présent sur place, le réalisateur a eu l’agréable surprise de constater que son nom et son travail ne laissent pas les gens insensibles, puisque la grande salle de l’Institut était archi-comble. À noter aussi la présence remarquée du célèbre ancien ministre français de la Culture sous l’ère de François Mitterrand et président en exercice de l’IMA, Monsieur Jack Lang.

L’acteur devenu réalisateur :

  • Pour le plus grand plaisir des cinéphiles et du public en général, le cinéma tunisien connaît, depuis 2011, beaucoup de dynamisme. Il ne cesse de s’enrichir, de se diversifier et de se développer grâce, entre autres, à de nouveaux cinéastes dont le nombre est en constante augmentation. Dhafer El-Abidine, qui vient de signer son premier long métrage de fiction «Ghodwa» (96 mn), fait partie de ces derniers.
    Connu jusque-là et apprécié, aussi bien dans le monde arabe qu’en Europe et surtout en Grande Bretagne, pour ses talents d’acteur et ses rôles de premier plan interprétés avec succès dans de grandes séries télévisées, des feuilletons ou encore des films, Dhafer n’a pas résisté cette fois-ci à la tentation de passer derrière la caméra et de s’essayer au métier de metteur en scène. Ce faisant, il s’est toutefois montré un petit peu gourmand en cherchant à cumuler plusieurs rôles à la fois, à savoir acteur, réalisateur, mais aussi coscénariste (avec l’Égyptien Ahmed Amer) et coproducteur (avec la célèbre productrice tunisienne Dorra Bouchoucha).
    Il faut dire que ce premier film est un projet qui, apparemment, lui tenait à cœur depuis de longues années et où il semble aussi avoir conçu et imaginé le rôle principal essentiellement pour lui-même.
    On a l’impression en fait qu’avec ce film, Dhafer a voulu mettre fin à des années de «frustration» due à la discipline que lui imposait le métier d’acteur. Durant toute sa carrière, il a incarné des personnages qu’il devait, à chaque fois, interpréter conformément aux directives des réalisateurs pour lesquels il travaillait. Avec «Ghodwa» (où il est acteur-réalisateur), il peut enfin s’«émanciper» et réaliser son rêve de liberté : pour une fois, il peut suivre ses propres désirs et sa propre conception du rôle qu’il doit incarner. C’est son point de vue personnel qui compte et qui détermine même l’ambiance générale du film. Ce besoin tout simplement humain et compréhensible explique, probablement, cette envie de vouloir tout contrôler, de telle sorte que rien ne lui échappe et que le produit final corresponde exactement à ce qu’il a envisagé. L’avenir nous (et lui) dira s’il a eu raison d’agir de la sorte.

«Demain» est tout sauf un film militant :

  • Tiré de la réalité tunisienne récente et traité comme un drame social où la relation père-fils occupe une place de premier plan, «Demain» est tout de même un film basé sur un fond politique sous-jacent.
    Suggérant une réflexion sur les limites de la justice transitionnelle, ce film est d’abord et essentiellement une dénonciation des exactions commises par la dictature de ZABA (1987-2010) sur un bon nombre d’opposants et une mise en relief des graves séquelles qui en résultent pour le reste de la vie de ces derniers. Vu sous cet angle, ce premier long-métrage de fiction de Dhafer El-Abidine aurait pu prendre la forme d’un film militant avec un discours politique direct portant sur ce thème, ou tomber dans l’utilisation de certains clichés. Mais, fort heureusement, ce n’est pas ce qui a été choisi par le réalisateur. Au contraire, il a préféré traiter ce sujet d’une façon plus subtile, en portant à l’écran l’histoire d’un avocat, Habib, qui, dix ans après la chute de la dictature dont il a été lui-même une des victimes, voit sa vie et celle de sa famille complétement perturbées et brisées.
    L’action se déroule pratiquement sur deux jours, laps de temps durant lequel le réalisateur nous invite à entrer dans l’intimité chaotique de cet homme déprimé et de sa famille dispersée par les effets de la répression vécue sous l’ancien régime.

Trame du film :

  • Le film tourne essentiellement autour des trois membres d’une famille tunisienne disloquée.
    Le père, Habib, personnage principal du film (interprété par Dhafer El-Abidine lui-même), est un avocat attaché à la défense des droits de l’homme et ancien militant politique dont l’état de santé mentale ne cesse de se dégrader des suites de la maltraitance et des sévices qu’il a subis sous le régime déchu de Ben Ali. « Vérité, justice puis réconciliation », est une sorte de leitmotiv qui revient régulièrement dans sa bouche (comme un slogan dans une manifestation) et qui constitue cette trilogie indispensable qu’il peine à atteindre en vue d’établir une véritable justice sociale.
    Persuadé de la nécessité de défendre les victimes du despotisme et de les réhabiliter dans leurs droits, il n’arrive pas à comprendre que, dix ans après la révolution de 2011, le nouveau pouvoir en place ne fasse rien de concret pour rechercher la vérité sur les exactions commises par l’ancien régime. Il s’obstine alors à vouloir atteindre cet objectif coûte que coûte par ses propres moyens, mais ne trouve aucune oreille attentive.
    Vivant seul dans son appartement, il passe son temps à lire et relire le dossier qu’il a constitué pour la défense de cette cause et s’applique ensuite à le déplacer d’une cachette à une autre afin que personne ne puisse le trouver et le lui subtiliser.
    Le fils (interprété par Ahmed Berhouma) est un lycéen de 15 ans qui vit habituellement chez sa mère, depuis la séparation de ses parents. Exceptionnellement et à cause d’une rapide détérioration de la santé mentale de son père, dont il se sent toujours très proche et pour lequel il a beaucoup d’admiration, il décide (alors qu’il est en pleine période d’examen) de revenir à la maison près de ce dernier pour en prendre soin et veiller à ce qu’il ne lui arrive aucun mal.
    Quant à la maman (interprétée par Najla Ben Abdallah) qui n’a pas complétement coupé les ponts avec son ex-mari qu’elle accuse d’être têtu et en déphasage total avec la réalité, elle semble avoir refait sa vie et est trop occupée par son travail. Elle ne peut donc lui venir en aide, mais n’empêche pas son fils Ahmed de s’en charger.

La déchéance d’un homme isolé :

  • À part quelques scènes d’extérieur, l’action du film se passe essentiellement et en grande partie à l’intérieur de l’appartement de cet avocat. Transformé en une sorte de bunker, cet espace de vie ressemble, malgré sa grande superficie, à une véritable prison où règne une ambiance calfeutrée, pesante et étouffante, où même les zones éclairées sont plutôt rares. Fragilisé mentalement par la maladie, ne se sentant pas en sécurité et pensant être constamment traqué par la police, Habib prend parfois des attitudes complètement paranoïaques, comme verrouiller la porte d’entrée de l’intérieur avec une solide barre de fer ou encore vérifier régulièrement si les fenêtres et les rideaux sont également bien fermés.
    Quand il réussit, en l’absence de son fils, à mettre les pieds dehors, Habib devient fébrile, nerveux et craintif. Avec de longs travelings, la caméra nous le montre dans les rues d’une ville où il a tendance à suspecter tout ce qui l’entoure. Arrivé devant le Palais de Justice, où il cherche depuis longtemps à rencontrer le Procureur de la République «Si-Ali», pour lui présenter le dossier qu’il a préparé, il est vite refoulé par le service d’ordre qui lui fait comprendre qu’il n’est plus le bienvenu dans ces lieux. Parvenant par la suite et à force de persévérance, à croiser ce haut responsable devant chez lui, il découvre un homme totalement transformé et différent de celui qu’il avait connu auparavant. Si-Ali qui accepte enfin de lui parler, lui tient un discours identique à celui des nouveaux gouvernants qui ont rapidement tourné le dos à la révolution. Il lui explique que «le dossier des Droits de l’Homme n’est plus d’actualité et qu’il est loin d’être la priorité du gouvernement». Insistant et refusant d’abandonner la défense de cette cause, il finit par se faire tabasser par les hommes de main du Procureur et doit finalement rebrousser chemin, sans avoir obtenu le moindre résultat.
    Ne trouvant finalement aucune personne pour l’écouter, approuver sa démarche et surtout l’appuyer dans cette quête de la vérité, Habib s’enferme de plus en plus sur lui-même, tout en sombrant dans la déprime, le délire et l’isolement.
    Dans cette effroyable solitude et en dehors de la protection que lui apporte désormais son fils, Habib trouve toutefois une relative consolation dans l’attention et l’amitié fort appréciables que lui témoignent quelques personnes de son immeuble, comme le gardien ou encore ses deux voisins Hechem (Bahri Rahali) et Saâdia (Rabeb Srairi). Cet esprit de corps entre voisins dans les moments difficiles, qui caractérise les relations humaines dans un pays comme la Tunisie, est ici souligné et mis en relief par le réalisateur, par opposition à l’indifférence et à l’insouciance des responsables politiques face à la tourmente et au calvaire de cet homme.

Le secours d’un fils à un père en détresse :

  • On l’a vu, au-delà du fait d’être une dénonciation des atrocités commises par la dictature, qui reste tout de même son axe principal, le film est aussi un véritable hommage à ce que peut être une simple relation d’amour et d’affection entre un père et son fils. La rapide déchéance mentale du père qui n’est pratiquement plus en capacité d’assumer ses responsabilités et la réaction immédiate et instinctive de son fils à prendre les choses en main, ont fait que petit à petit les rôles se sont tout simplement et naturellement inversés.
    Conscient des difficultés psychologiques de plus en plus évidentes de son père et des risques qu’il encourt, le jeune Ahmed endosse progressivement et admirablement le rôle de protecteur que lui imposent ces circonstances. Il décide vite de prendre soin de son père et de veiller à ce qu’il ne se fasse pas de mal ; allant même jusqu’à contrôler de loin ses entrées et sorties (avec la complicité du gardien de l’immeuble) chaque fois qu’il doit se rendre au lycée.
    Cette relation père-fils, peut paraître à première vue tout-à-fait normale (pour ne pas dire banale), mais le réalisateur a su la transcender et la mettre en scène d’une façon touchante, à tel point qu’elle finit par prendre une dimension particulièrement bouleversante pour le spectateur, au point de devenir probablement le vrai point fort du film. En plus, le personnage du fils, est ici interprété avec beaucoup de justesse et d’efficacité par le jeune Ahmed Berhouma, qui réussit avec sa spontanéité et son air innocent à capter notre attention et à nous transmettre ses propres émotions, tout en paraissant à la fois sincère et naturel dans son jeu.

Le passage de flambeau entre père et fils :

  • Deux faits majeurs marquent la fin du film, d’une part une nouvelle injustice et d’autre part, une promesse porteuse d’espoir :
    L’injustice réside dans l’arrestation arbitraire, inattendue et injustifiée d’Habib, alors qu’il est gravement malade et qu’il s’apprêtait à quitter son domicile pour être hospitalisé. Ce qui représente un acharnement incompréhensible et difficilement qualifiable sur un homme diminué et permet surtout au réalisateur d’attirer l’attention (au-delà du cas isolé de cet homme) sur le fait que dix ans après sa révolution de 2011 et malgré quelques avancées apparentes et une démocratie de façade, la société tunisienne n’a toujours rien obtenu de concret et surtout pas réussi à se débarrasser des pratiques répressives du passé.
    Quant à la note d’espoir, elle porte sur l’attitude du fils qui, assistant de loin à l’arrestation de son père et n’ayant même pas le temps et la possibilité de lui dire au revoir, se met à courir désespérément derrière la voiture de police, avec courage et dignité, en criant sa colère et en promettant de poursuivre, dès «Demain», le même combat pour «la vérité, la justice et la réconciliation». Avec (ou malgré ?) toute la charge émotionnelle (et ce mélange de violence, de chagrin, d’amour et de séparation) qu’elle comporte, cette scène représente en quelque sorte un tournant ou un véritable passage de flambeau entre un père et son fils (entre deux générations) et marque surtout une ferme détermination à faire de l’avenir «Ghodwa» un temps d’action, de résistance et d’espoir.
    Le choix du titre «Demain» prend ici tout son sens et semble vouloir dire que l’espoir n’est pas perdu et, qu’à travers l’exemple du jeune Ahmed, la nouvelle génération ne baissera pas les bras et fera de l’avenir (ou de demain) une occasion pour atteindre les véritables objectifs de la révolution… Ce qui pourrait correspondre au message que le réalisateur nous transmet à travers ce premier long-métrage de fiction.

Des choix qui nuisent à l’équilibre du film :

  • Dès le départ du film, on se trouve plongé dans l’univers lourd et angoissant dans lequel évolue cet homme déprimé et de plus en plus perturbé. L’intention du réalisateur est tout de suite évidente : coller au maximum le spectateur au personnage principal, afin qu’il puisse sentir son état de souffrance, de tourmente et d’angoisse. Pour y parvenir, il multiplie les plans-séquences et enchaîne les cadrages rapprochés (très gros plans, gros plans et plans rapprochés poitrine). La caméra est alors souvent braquée sur le personnage d’Habib pour ne rien rater de ses gestes, mouvements et déplacements, et permettre ainsi au spectateur de le suivre de près dans son agitation continue et incessante. Ce choix technique et narratif produit, sans aucun doute et avec succès, l’effet escompté. Sauf, qu’utilisé de façon un peu excessive, il devient presque lassant, au risque même de nuire au film. Car, si on considère généralement qu’un acteur est logiquement au service du film dans lequel il joue, on a l’impression ici que «Ghodwa» est fait (et écrit sur mesure) pour servir le personnage principal, Habib, incarné par Dhafer El-Abidine. On assiste en plus à un manque de dynamisme dans l’action et une concentration excessive sur le personnage principal, au détriment du reste des personnages dont les rôles, dits secondaires, semblent avoir été quelque peu marginalisés (à part peut-être celui du fils), alors que ceux des deux voisins, par exemple, auraient mérité plus d’intérêt.
    D’un autre côté, le rythme du film est d’une lenteur qu’on pourrait comprendre et accepter dans certaines limites, mais qui devient, à la longue, réellement dérangeante. Or, le réalisateur justifie ce choix technique comme étant «un marqueur de la mise en scène, dans la mesure où il s’agit de faire vivre au spectateur le quotidien du personnage principal avec son lot de trauma».
    Enfin, le film aurait gagné en efficacité s’il avait une vingtaine de minutes en moins, surtout que certaines scènes (comme celles sur le toit) n’ajoutent rien d’important au récit et auraient pu être évitées ou raccourcies.

Un film bien porté par ses acteurs :

  • Dhafer El-Abidine est incontestablement un acteur talentueux qui n’a plus besoin de faire ses preuves, notamment dans ses rôles habituels de «beau gosse tiré à quatre épingles» dans lesquels (de l’avis de plusieurs critiques) il excelle. Par contre, dans celui de militant des Droits de l’Homme et de victime de la torture, qu’il assure dans ce film, le résultat est plutôt moyen et reste même en-deçà de ce qu’on était en droit d’attendre de sa part. Son jeu semble un petit peu forcé, voire parfois superficiel, et en tout cas pas suffisamment convainquant. Mais, s’agissant d’une nouvelle expérience, soyons positifs, considérons que tout effort mérite le respect et comme on dit «c’est en tombant qu’on apprend à marcher».
    Ceci étant, on peut considérer que Dhafer et son film ont eu la chance d’être sauvés par ce jeune adolescent, Ahmed Berhouma, qui sans aucune expérience significative a su assurer le rôle du fils avec beaucoup de justesse, d’assurance et de maturité. Dès le départ, la sincérité et le naturel de son jeu captent l’attention du spectateur et donnent au personnage beaucoup de crédibilité.
    Il faut rappeler enfin que Dhafer L’Abidine a choisi de s’appuyer sur un casting totalement tunisien, composé notamment de Najla Ben Abdallah (la maman), Ahmed Berhouma (le fils), Bahri Rahal (le voisin Hechem), Rabeb Srairi (la voisine Saâdia) et Ghanem Zrelli (le procureur de la République). Ce choix judicieux lui a permis de donner à son film l’équilibre dont il avait besoin, puisque dans l’ensemble, les différents rôles, y compris ceux considérés comme secondaires, ont été assurés de façon correcte et remarquable.

Mouldi FEHRI

Paris, le : 14.04.2022

La grande salle de l’institut était archicomble ©Facebook.com

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire