UN CINÉMA TUNISIEN EN PLEINE EXPANSION AUX OSCARS

Pour sa performance dans «L'Homme qui a vendu sa peau» Yahya Mahayni (à droite) a reçu le prix Orlzzonti du meilleur acteur à la Mostra de Venise. BAC Films.

Avec «L’Homme qui a vendu sa peau», Kaouther Ben Hania offre à son pays sa première nomination aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger.

Une étape historique, reflet du dynamisme et de la créativité du cinéma tunisien qui se développe depuis 2011.

Tunis (Tunisie), de notre correspondante Oumeima Nechi – La Croix du vendredi 9 avril 2021.

Dès le premier plan de «L’Homme qui a vendu sa peau», le spectateur est accroché par une photographie picturale. C’est dans l’imposante Cité de la Culture de Tunis qu’a eu lieu l’avant-première de cette œuvre lyrique et politique qui vaut à la Tunisie sa première nomination aux Oscars, qui se dérouleront le 25 avril. Sa réalisatrice, Kaouther Ben Hania, est devenue le visage à l’international d’un cinéma novateur et en pleine expansion. Ambitieux, ce long-métrage réunit un casting international avec Monica Bellucci, Koen De Bouw et Yahya Mahayni. Celui-ci campe Sam Ali, un Syrien contraint de fuir Rakka pour Beyrouth au début de la guerre, en 2011.

Un pacte faustien liera son destin à celui d’un artiste belge rencontré dans la capitale libanaise, et Sam Ali acceptera de se faire tatouer un visa Schengen sur le dos pour rejoindre sa bien-aimée en Belgique.

Une histoire d’amour épique qui questionne les dérives de l’art contemporain, la violence des frontières, la marchandisation des corps et des humains… Le film, qui n’a pas pu encore sortir en France en raison de la pandémie, a brillé dans de nombreux festivals. Porté par un acteur principal au jeu physique et expressif, le film a d’ailleurs valu à Yahya Mahayni le prix Orizzonti du meilleur acteur à la dernière Mostra de Venise. Espérant «n’être pas la dernière en Tunisie» à atteindre les Oscars, la réalisatrice aimerait que cette distinction lui permette de réaliser ses prochains films plus facilement. Le budget de «L’Homme qui a vendu sa peau», 2,4 millions d’euros, reste «un petit budget».

Kaouther Ben Hania est fière de faire découvrir le cinéma tunisien aux États-Unis. La cinéaste s’était déjà distinguée avec «La Belle et la meute». Sélectionnée à Cannes en 2017, l’œuvre découpée en plans séquences racontait la lutte d’une jeune Tunisienne pour porter plainte contre les policiers l’ayant violée. La réalisatrice, qui a commencé sa carrière dans les années 2000, se félicite «qu’il n’y ait plus les lignes rouges qu’on connaissait sous la dictature, ça donne une bouffée d’air à la création», explique-t-elle.

D’autres réalisateurs tunisiens se sont fait remarquer dans les grands festivals internationaux ces dernières années. Mohamed Ben Attia, Ala Eddine Slim, Abdelhamid Bouchnak ou Mehdi Barsaoui, dont le premier long-métrage, «Un Fils», sorti l’année dernière, a enchanté la critique malgré une .carrière malmenée par la fermeture des salles. Le film a valu à Sami Bouajila le César 2021 du meilleur acteur pour son rôle de Farès, père désemparé lorsque son fils est blessé par des terroristes dans le Sud tunisien. S’ensuit un drame questionnant les rapports familiaux et la modernité de la Tunisie.

«Je pense qu’il aurait été impossible de faire mon film sous Ben Ali, et de parler de ce trafic d’organes entre la Tunisie et la Libye», affirme Mehdi Barsaoui. Cette coproduction entre la Tunisie, la France, le Qatar et le Liban est l’un des rares films tunisiens visibles à l’international sur Netflix, de quoi «démocratiser le dialecte tunisien». «On sort de l’image d’une Tunisie qui n’exporte que des oranges, de l’huile d’olive ou des djihadistes, affirme le réalisateur de 36 ans. On exporte aussi de l’art.»

Un cinéma en plein dynamisme et aussi plus social. «Plus quun renouveau, il y a une continuité entre les générations, estime-t-il. Mais, depuis 2011, grâce à la liberté d’expression, il n’y a absolument plus de tabous». Pour l’universitaire et critique de cinéma Hédi Khelil, «la force du cinéma tunisien s’explique par le brassage et la continuité entre la génération des pionniers avec Abdellatif Ben Ammar, Brahim Babai, Férid Boughedir, puis celle des années 1980 et 1990, avec Moufida Tlatli, Nouri Bouzid qui n’a pu faire des films que grâce à la génération précédente comme aujourd’hui les jeunes cinéastes».

Évoquant «Dachra» (2018) d’Abdelhamid Bouchnak ou «Mon cher enfant» (2019) de Mohamed Ben Attia, le critique souligne la variété de talents «qui nous ont fait découvrir, après la révolution de 2011, la Tunisie des bas-fonds». Des jeunes cinéastes qui se distinguent par une approche «très subjective du social», selon Hédi Khelil qui a pour «la première fois le sentiment que le cinéma tunisien est au seuil de l’international».

Derrière ces succès, il y a des aides nationales et surtout la créativité de producteurs, à l’image de Habib Attia qui a produit les films de Kaouther Ben Hania et de Mehdi Barsaoui. Saluant «la renaissance du cinéma tunisien», le producteur estime toutefois que «le bât blesse en termes de financements et de lois en Tunisie». Les fonds sont de plus en plus sélectifs et les montants alloués baissent, selon lui. «Il faut être créatif et avoir une approche très personnalisée pour chaque film dans la recherche de fonds».

Oumeima Nechi

La Croix – vendredi 9 avril 2021.


 

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