RAOUF BEN YAGHLANE : CONVERSATION À BÂTONS ROMPUS

LA DÉMOCRATIE DOIT DIRE, LIBÉRER LES INITIATIVES

Propos recueillis par Fethi HAMROUNI – L’Action, du dimanche 13 septembre 1981

Raouf Ben Yaghlane est un artiste qui appartient à cette nouvelle génération d’intellectuels conscients qui ne se contentent plus de contester… mais qui proposent, qui agissent. Très jeune, la trentaine et quelques poussières, Raouf est un fan de théâtre. Depuis son plus jeune âge, il a bataillé, il a souffert… Puisque d’une famille très conservatrice, il a osé défier cet ordre familial pour s’imposer et se former une personnalité.

Il a réussi à se faire un nom dans le monde difficile du théâtre. Dynamique, il est parvenu aussi à travailler à la télévision dans certaines dramatiques réalisées par Ali Mansour. De même, il a connu les affres et les splendeurs du travail théâtral dans les troupes régionales, notamment celle du Kef.

Dans cet entretien il exprime avec franchise une conviction : celle de créer un ordre culturel libérateur. Il parle «pour déranger une certaine organisation». Pour imposer un nouveau statut à l’artiste tunisien contre toute marginalisation.

Nous l’avons interviewé et il a formulé des propositions audacieuses, sérieuses, sur des questions d’actualité. Cependant le débat reste ouvert à tous ceux qui se sentent concernés par la question.

Raouf, tu a réussi à t’imposer sur la scène culturelle. Pourquoi as-tu choisi de quitter le pays ?

  • Je suis parti, parce que, à une certaine époque, rien ne prouvait l’utilité de l’artiste. On ne lui reconnaît pas le rôle efficace qu’il peut jouer dans la vie sociale. L’ordre social ne lui donne pas le respect suffisant, dans le sens moral bien entendu. En plus, il n’y avait pas de reconnaissance juridique de l’artiste. On ne lui reconnaît ni ses droits moraux, ni ses droits sociaux. Quand j’ai décidé de faire du théâtre, j’ai buté sur plusieurs problèmes, dont la pression sociale qui empêche l’artiste de travailler parce que l’image de l’artiste ne correspond pas aux traditions et aux tabous. J’ai tout fait pour qu’on me laisse travailler. Et quand j’ai fait du théâtre, j’ai découvert d’autres formes de pression. Par exemple, on ne peut présenter une pièce de théâtre sans passer devant un groupe qui lui, définit, cautionne, diffuse, oriente, accepte, censure… l’hypocrisie du milieu artistique, le circuit de la manipulation (pour jouer il faut faire plaisir). J’ai accédé «vierge» au monde artistique et comme tout autre artiste, au début de ma carrière, je n’avais aucune conscience du rôle que peut jouer le théâtre.
    Quand on me parlait de la dimension politique du théâtre, je répondais que cela n’a rien à voir avec le théâtre. Bref, c’était toute ma vision métaphysique et idéaliste. À l’époque, je me situais hors du social.
    Les pièces radiophoniques que j’écoutais à l’époque, les films que je voyais, les chansons que j’écoutais, formaient en moi un ensemble de valeurs qui étaient en contradiction avec ma réalité sociale, affective et mentale et qui me marginalisaient et me faisaient croire que l’artiste était l’incompris. En fin de compte, le quotidien m’a poussé à me calmer. J’ai alors compris qu’il n’y a pas que Caligula, qu’Oreste, qu’Othello, mais qu’il y a aussi ce réel dans les cafés, dans la rue, dans les familles.
    Je suis parti en France parce qu’un jour je me suis trouvé en face des gens qui n’ont rien à voir avec le théâtre, mais qui conditionnent et limitent son action.
    J’ai quitté le pays parce que j’avais besoin de respirer, de me former, de m’épanouir et de communiquer dans un espace autre. Je suis parti parce que les conditions du travail artistique ne permettent pas à l’artiste de remplir sa tâche.

Et en France, comment as-tu vécu ta nouvelle situation ?

  • Pour un artiste arabo-musulman qui a une tradition différente, une histoire, des valeurs différentes de celles de l’Occident, et malgré les difficultés de l’intégration, malgré le chômage des artistes français, j’ai réussi quand même à travailler. À côté des études que j’ai faites en sociologie de la culture, je suis animateur culturel. Je n’ai pas cessé de faire du théâtre, mais je le fais autrement.

D’après toi, quel est le statut de l’artiste ?

  • Il n’y a pas de statut juridique de l’artiste. L’artiste ne dispose pas d’un espace démocratique. Un lieu dans lequel il peut s’exprimer et exprimer par la même là réalité du monde dans lequel il vit.

Qu’appelles-tu espace démocratique ?

  • L’espace démocratique est un lieu où circulent les possibilités de dialogue, d’échanges d’idées, de sensibilité. Un lieu de confrontation dans lequel les protagonistes peuvent librement présenter leurs différentes opinions sur tout ce qui fait l’objet du conflit.
    Car la démocratie implique les conflits. Et chez les sages, devant le conflit, il faut reconnaître à l’autre le droit à la différence.
    L’espace démocratique est aussi au niveau de l’organisation. L’action culturelle veut dire agir sur une culture pour une autre culture, sur des valeurs, sur des critères pour d’autres valeurs et d’autres critères. Pour moi, la démocratie veut dire libérer l’initiative et inciter les groupes et les individus à plus de responsabilité.
    Le travailleur culturel et artistique, qui est un producteur idéologique, qui fait circuler des idées anciennes ou nouvelles et qui invente des formes de communication sociales et culturelles, qui passe son temps à trouver de nouveaux moyens d’intervention d’expression, d’interrogation, ne peut pas remplir sa tâche quand il n’y a pas de structures démocratiques.

Mais, aujourd’hui, bien des choses ont changé. Nous vivons une période démocratique. Et en ce qui concerne la culture, le discours du Premier Ministre à la clôture des travaux des commissions consultatives était clair.

  • La réponse ne peut pas être définitive, parce que l’action démocratique est en construction. Il faut répondre aux demandes et aux attentes des artistes en ce qui concerne les principes élémentaires de la vie culturelle. J’insiste sur la reconnaissance juridique de l’artiste. À ce propos, je pose la question de l’organisation démocratique de la culture. Que toutes les compétences qui existent sur le terrain de la création littéraire, culturelle, artistique et scientifique, toutes les forces productives appartenant à chaque discipline, à chaque domaine d’expression et de connaissance, trouvent les possibilités nécessaires et suffisantes pour se regrouper sans exclusion d’aucune tendance.
    Pour réfléchir, étudier, faire le diagnostic, afin de trouver les moyens nécessaires pour une vie culturelle meilleure.
    Chaque groupe de chaque secteur se trouvera obligé de prendre sa responsabilité. Chaque groupe de chaque secteur proposera des initiatives concernant la planification et la décentralisation de son travail, et définira une orientation globale qui pourrait se réaliser à l’échelle nationale.
    Dans mon esprit, chaque corps de métier, cinéma, théâtre, musique, doit non seulement prendre une responsabilité au niveau de l’acte expressif mais au niveau de l’organisation de son travail et la gestion de ses propres affaires, car il ne faut pas oublier que l’action culturelle, comme toute autre action (éducative, politique ou même syndicale), a nécessairement besoin d’être organisée. Son organisation ne réussit que si les praticiens eux-mêmes connaissent les fondements du travail culturel, qu’ils vivent jour et nuit les problèmes de la création, qu’ils participent et prennent leur part dans les moments de décision qui touchent de loin ou de près la pratique culturelle. De chaque ensemble de chaque secteur, il peut y avoir ce qu’on pourrait appeler comité ou commission nationale de théâtre, de musique, de cinéma, d’art plastique, des lettres etc… et pour qu’il n’y ait pas rupture entre cinéma, théâtre, musique, car la culture c’est un tout, on peut créer ce qu’on pourrait appeler la Commission nationale de la Culture qui regrouperait des représentants de tous les secteurs. Cette Commission nationale élabore des projets au ministre des Affaires culturelles.

Mais dans ce sens, le ministère des Affaires culturelles a déjà réuni il y a peu de temps «des commissions consultatives» pour réfléchir et participer à l’élaboration d’un programme culturel, afin de développer les différents secteurs de la culture.

  • Ce que je propose, c’est l’existence permanente de cette commission nationale de la culture auprès du ministère des Affaires culturelles. À partir du moment où elle est constituée de connaisseurs, qui non seulement pratiquent mais organisent, son rôle pourrait être actif en Tunisie.

Ces derniers jours on parle beaucoup dans les milieux culturels de la charte d’honneur de l’artiste. Qu’en penses-tu ?

  • Si une charte existe, elle doit être représentative des aspirations des hommes et des femmes du métier. Et donc cela implique que les travailleurs culturels proposent leurs programmes. C’est une question méthodologique pour la survie d’une politique culturelle efficace et démocratique.

Certains reprochent au théâtre tunisien son caractère «subversif» et son côté slogan.

  • Quand il y a un manque de structures démocratiques où le citoyen, quelle que soit son appartenance, puisse exprimer ses demandes, le secours de l’expression devient le moyen artistique. Donc le théâtre peut devenir tract.

Pourtant, les structures existent, les Maisons de Jeunes, le théâtre scolaire, les Maisons de la Culture, les troupes régionales, une troupe nationale etc…

  • Je ne conteste pas l’existence de ces structures, ce que je mets en question c’est bien le contenu et les formes de celles-ci. Un exemple en matière de théâtre : une troupe professionnelle avec des comédiens professionnels qualifiés diplômés, et à sa tête un directeur nommé par le ministère des Affaires culturelles, programme une pièce de théâtre qui se trouve interdite par un secrétaire général d’un comité culturel qui n’a aucune formation dans ce domaine. Ceci pour dire que la structure à la base ne laisse pas l’artiste libre de réaliser son action, parce qu’elle n’est pas fondée sur un principe démocratique. Au nom de quoi le comité culturel interdit-il un texte ? Alors que le directeur de la troupe est lui-même un employé de l’État ? Ni y a-t-Il pas une contradiction dans l’organisation ? En ce qui concerne votre question sur les Maisons de la Culture : combien d’entre-elles sont-elles vides de tables de ping-pong et de postes de télévision ? Dans ces Maisons, les jeunes qui ne trouvent pas leur place et se réfugient dans les cafés ou dans les lieux qui deviennent des foyers de subversion, c’est-à-dire les mosquées.

Mais l’intellectuel tunisien, l’artiste, est-il suffisamment mûr, suffisamment responsable, pour composer et évoluer dans cet espace ?

  • C’est le devoir de tout intellectuel d’œuvrer pour la création d’un espace démocratique. C’est aussi le devoir de tout artiste de promouvoir son action dans le cadre de cet espace. La nature de l’artiste est de contester chaque pouvoir, et chaque pouvoir doit tenir compte de la réalité de chaque art. L’art est politique quand l’artiste n’est pas politicien.
    C’est-à-dire quand il n’emploie pas le langage des meetings et des tracts, mais qu’il emploie un langage qui lui est propre, c’est-à-dire l’expression esthétique.
    Je pense que la politique est faite pour gouverner, pour gérer. L’art est fait pour interroger. Contester les défaillances. Exprimer les résistances et les revendications. Mettre en cause les oppressions politiques, si elles existent, familiales, sociales, y compris celle de l’intellectuel. En bref, l’art existe pour libérer l’individu de l’encombrement, de la morosité, de l’angoissé, de la misère. Bref, on est libérateur.
    Il y a un manque au niveau des structures de formation. Nous avons des compétences incontestables, capables de produire des performances. Quand il y a manque de moyens, la lassitude s’installe et elle appauvrit la volonté, ce qui pousse l’artiste à l’immigration, donc à partir à l’étranger. Dire qu’il n’y a pas d’artistes valables, c’est faux. Il faut dire plutôt un manque d’organisation valable, dont l’artiste lui-même prend la responsabilité – et même une grande responsabilité. Aujourd’hui, nous sommes dans une étape de construction qui concerne tout le monde sans exclusion et chacun doit mettre la main à la pâte.
    L’État n’est pas le seul responsable, mais il est le premier responsable. En tant que Tunisien, je demande qu’on reconnaisse ma valeur, et celle de tous les autres, pour participer à la promotion d’une culture typiquement tunisienne, qui porte les racines de notre histoire arabo-musulmane, que les responsables non seulement nous écoutent, mais qu’ils appliquent, ou qu’ils permettent l’application, de ce qui est dans l’intérêt des Tunisiens. La diffusion, c’est aussi un problème complexe qu’il faut résoudre de façon urgente, car le savoir, la connaissance, la formation, le spectacle, les loisirs, le plaisir, le désir, la joie sont un droit pour tous dont nul n’est propriétaire.

Source : L’Action – dimanche 13 septembre 1981.


 

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