MOUFIDA FEDHILA : «LE MONDE DE L’ENFANCE EST MA LANTERNE MAGIQUE»

Propos recueillis par N.T. – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 29-01-2018

De «Super-Tunisian», première performance dans l’histoire de l’art dans l’espace public en Tunisie, à «Aya», Tanit d’Or du meilleur court-métrage de fiction aux Journées cinématographiques de Carthage et sélectionné en compétition internationale au Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand, Moufida Fedhila marque la scène artistique tunisienne et mondiale, in situ, sur les cimaises, sur les écrans et par les mots. Artiste pluridisciplinaire, ses œuvres sont imbriquées comme un puzzle et surprenantes comme des poupées russes. Transgresser, questionner la réalité pour la conjuguer aux yeux du public est son domaine. Elle nous parle, dans cet entretien, de son parcours, ses influences et sa démarche artistique.

Parlez-nous de vos débuts, comment avez-vous trouvé le chemin de l’art et de l’interdisciplinarité?

  • Depuis ma prime enfance, je dessinais déjà. Le monde des formes me fascinait et je m’y réfugiais pour échapper à mon quotidien dans ma ville natale, Mahdia. Au commencement était l’image ! J’habitais mes rêveries, mes espoirs… Après mon bac, je suis partie faire des études en France, j’ai étudié la philosophie, la sociologie et le théâtre. Quand j’ai finalement intégré l’École européenne d’Art de Bretagne, j’étais comme un poisson dans l’eau ! Une liberté de créer et une consécration. En même temps, j’ai toujours refusé les étiquettes et les cases dans lesquelles on peut me mettre. Je prenais un plaisir de voyager d’une discipline à une autre en fonction de mes recherches. Je pratique aussi bien le dessin, la peinture, le cinéma, la photographie, la poésie, que le son, l’installation et la performance. Une large palette de médiums qui est en adéquation avec ma conception du monde et de la vie : plurielle, complexe, anticonformiste et décloisonnée.
    Après des études de cinéma à Paris, j’ai commencé à réaliser des fictions après un parcours de vidéaste. Réalisatrice et productrice, je travaille actuellement sur plusieurs projets où je me passionne à faire découvrir de nouveaux talents tunisiens à l’international ! Je dirais comme Truffaut : «Je réalise mes rêves et je suis payée pour ça, je suis metteur en scène ! Faire un film, c’est améliorer la vie, l’arranger à sa façon, c’est prolonger les jeux d’enfant».

Quelles sont vos références et influences artistiques ?

  • Mes influences sont diverses, dépendant de la discipline. La première est la philosophie, avec Heidegger, et la nécessité d’ «habiter le monde poétiquement», il y a Deleuze, Bergson… Dans l’art contemporain, il y a Les Nouveaux Réalistes, c’est un mouvement qui se définit comme un «recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire», Francis Alÿs, Santiago Sierra. Des artistes femmes comme Marina Abramovic ou Valie Export. En poésie ; Allen Ginsberg, Gherasim Luca, Salim Baraket, Mohammed Al-Maghout. En cinéma, mes premiers amours : Andreï Tarkovski, qui a toujours influencé mon travail, Jacques Doillon, François Truffaut, Schröter Werner, Shadi Abdessalam…

Et vos thèmes de prédilection ?

  • La question centrale qui m’obsède, c’est la question du corps et ses limites, le corps physique, social, culturel, identitaire… Comment il trouve sa place et se conjugue avec d’autres corps. Il y a aussi la question de la liberté et le rapport à l’architecture qui est basé sur le vide. Sans le vide, on ne construit pas. L’art sert à révéler, à transgresser et à se révéler à soi-même, à faire avancer les mentalités et les sociétés. Nous vivons dans un monde où tout est connecté, tout est proche, et nous nous retrouvons concernés par ce qui se passe tous les jours. Ce qui revient toujours dans mon travail, c’est la poésie. C’est le fil conducteur de mes œuvres. Mon travail examine la tension entre la politique et la poétique.
    Dans un texte critique sur mes œuvres, «Moufida Fedhila, tectonique des utopies», Michèle Cohen Hadria écrivait «l’artiste privilégie surtout l’observation d’une lente mutation des êtres et de leurs échanges, telles les alchimies évoluant dans un athanor mondial, où elle identifie parfaitement les leviers et ressorts de nos sociétés globales contemporaines».

Où se situe le cinéma dans votre parcours artistique ?

  • J’ai toujours filmé et monté des films courts. Mes vidéos ont été sélectionnées dans plusieurs festivals et montrées dans des galeries à travers le monde. Comme au Festival Impakt à Utrecht (Pays-Bas), Edinburgh Artists’ Moving Image Festival (Écosse) ou aux Instants Vidéo à Marseille…
    En tant que plasticienne, je travaille souvent seule dans mon atelier. Je crée en étant en dehors-dedans du monde. Mais à un moment donné j’avais envie de raconter des histoires en fiction. L’enseignement de Cézanne m’a appris, dans la dramaturgie de la fenêtre, la volonté de «rendre visible l’activité organisatrice du percevoir».
    J’avais coécrit des scénarios de courts-métrages et collaboré à de longs-métrages avant de passer à la réalisation avec mes courts-métrages «Hors-je» et «Aya».

Dans vos films, ces histoires sont racontées du point de vue des enfants ? Pourquoi ce choix ?

  • Le monde de l’enfance est mon thème de prédilection. La lanterne magique ! J’adhère complètement à ce que dit Ingmar Bergman : «Faire des films, c’est redescendre par ses plus profondes racines jusque dans le monde de l’enfance. Je vous invite à descendre dans ce studio intérieur qui se situe dans le recoin le plus intime de la vie d’un cinéaste». C’est certainement lié à mon enfance et d’avoir vécu dans un milieu strict et cadré. Quand j’ai commencé à filmer les enfants à Cité Ettadhamen dans «Hors-je», je voulais interroger ces espaces marginalisés. C’est la banlieue la plus pauvre du pays. Ses rues portent les traces de cette fracture sociale. Ces oubliés de la République, ces gens qui vivent dans une situation précaire : chômage, pauvreté, délinquance… Qu’est-ce qu’être un enfant en Tunisie aujourd’hui ?
    Dans «Hors-je», j’invite les enfants à partager leurs rêves librement et sans limite sur les murs de leur quartier. Le film comprend un appel explicite à instiller la culture pour les enfants des quartiers marginalisés. Ces enfants incarnent l’avenir du pays et il faut leur permettre d’être une génération qui soit assez solide pour ne pas retomber dans la dictature. C’est un devoir de mémoire.
 Dans «Aya», je me suis inspirée d’un fait divers qui m’a tout de suite intéressée. J’avais envie d’en savoir plus. J’étais bouleversée, curieuse et stupéfaite. Plusieurs questions ont traversé mon esprit. Sommes-nous conscients de la situation alarmante dans laquelle se trouvent les femmes et cette génération ? Sommes-nous prêts à bâtir une démocratie et un État qui respecterait les choix de chacun ? Qui est le responsable de ce qui est arrivé à cette jeune fille ? Est-ce juste son imaginaire fertile qui l’a poussée à enfiler cette tenue qui terrifie les femmes libres de mon pays ?
    «Aya» est un film sur le processus intime et douloureux qui constitue le premier pas vers l’émancipation de soi et sur l’endoctrinement religieux des enfants. À travers cette chronique familiale, je voulais élargir le champ des possibles, contre toute attente, vers la tragédie qui contribue à la libération immédiate de toutes formes de domination de la femme par l’homme.
 «Aya» place le fait divers dans une perspective universelle et s’ouvre sur des questions philosophiques, en interrogeant la place de l’enfant dans le monde tout en intégrant, en même temps, l’empirique et le transcendantal.

L’espace est une thématique centrale dans votre œuvre. Parlez-nous de ses déclinaisons dans celle-ci ?

  • L’enfermement et la mobilité sont placés au cœur de ma pratique artistique. J’ai tendance à suffoquer dans ces espaces où règnent le contrôle, l’intolérance, la sécurité outrancière et l’isolement des uns par rapport aux autres. Je privilégie de perturber les espaces et les concepts. Mes installations posent la question de l’identité et ses limites. L’espace permis et interdit. Dans mon installation «My Island», par exemple, j’interroge les frontières et les murs géopolitiques ainsi que notre représentation de la cartographie.
    Dans «Aya», je questionne la limite de l’éducation et l’espace fermé d’une famille et de la société. «Aya» est l’enfance en perpétuelle transgression, à regarder le monde toujours pour la première fois. Elle est une véritable plaque sensible qui observe les adultes sans les comprendre et capte l’origine du mouvement. C’est à la fois une mise en abîme de l’hypocrisie morale et sociale de la religion et un travail qui cherche à capter le processus de déconstruction possible des valeurs imposées depuis la prime enfance.

Après la révolution, pourquoi avez-vous choisi de vous exprimer à travers la performance et d’aller vers la rue, l’espace public ?

  • «Super-Tunisian» est la première performance dans l’histoire de l’art dans l’espace public en Tunisie. En mai 2011, quatre mois après la chute du régime Ben Ali, j’ai incarné «Super-Tunisian», en référence et arpenté en tenue de super héros l’avenue Habib Bourguiba à Tunis. J’invitais les citoyens à révolutionner leur pays grâce à leurs super pouvoirs. Tout en dérision, un super pays gouverné par un super héros résolvant tous les super problèmes…
    Je me suis imposé d’être dans la rue tous les jours. Il se passait toujours quelque chose à Tunis. J’y ai vu, pour la première fois, des salafistes en prière dans les rues. Et je me disais «comment faire exister l’art au milieu de ces réclamations sociale ou religieuse» ? L’art devait pouvoir y trouver sa place. J’ai voulu poser la question de la place de l’art dans l’espace public d’une société en transition, en lien avec le contexte politique. À ce moment, on vivait une impasse. Les Tunisiens crurent que la révolution, l’arrivée d’un gouvernement, résoudraient leurs problèmes. Au lieu de ça, on assistait à des querelles interminables sur la Constitution, le nombre de sièges à l’Assemblée… La préoccupation de ces soi-disant représentants du peuple n’était pas d’apporter des solutions, alors qu’il y avait urgence. Je me suis dit qu’il devait exister un personnage semblable à ces chefs d’État qui prétendent sauver le pays, et que cela ne pouvait être que Super Man ! Super Man a un pouvoir infini, il peut «tout» résoudre ! Il a ce côté un peu «Bon Dieu»…

Quelle est la place de l’interactivité avec le public dans vos œuvres ?

  • Dans mes performances, je privilégie de créer du lien entre les lieux et les personnes avec lesquelles je dialogue. Dans mon travail artistique, mon propos est de déconstruire, décloisonner et transgresser avec subtilité les normes et les tabous. Ainsi j’instaure un partage mutuel des expériences que je reformule dans mon travail.
    L’art permet justement de transformer les sociétés. Il est intimement lié à la vie. Je crois en un art engagé.

La Tunisie y est-t-elle l’élément dominant ?

  • Je suis préoccupée par la transition que nous vivons et par l’avenir. Je considère que mon rôle d’artiste est de participer à l’évolution du processus démocratique fragile, et qui peut du jour au lendemain s’arrêter ! Rien n’empêche un retour à une nouvelle dictature !
    Dans mon installation «In you we trust» : six drapeaux tunisiens alignés, dont l’emblème circulaire central avait été découpé donc évidé de l’étoffe rouge, dégageant par là une «vacance» de sens. À côté, une boîte noire où il est écrit : «Material of self-destruction. Do not open», où je questionne la notion d’identité et la dangerosité d’abus de cette dernière. Mais aussi une «vacance» conceptuelle qui n’éclipse que provisoirement ce que j’appelle un «champ des possibles».
    Mais c’est aussi en tant que citoyenne du monde que j’aime me présenter. Un monde que j’envisage tel qu’il est pensé par Édouard Glissant : un archipel dont chaque îlot communique et échange avec l’autre. Un système rhizomique axé autour du vecteur humain.

Dans quelle mesure votre art est-il féministe ?

  • En tant que sujet féminin, je milite pour les droits des femmes. Chaque 8 mars, je me demande quand est-ce que cela va s’arrêter et que la femme n’aura plus besoin de réclamer tout simplement ses droits.
    Il s’agit chez moi d’un engagement naturel induisant à des réflexions analytiques et lucides. 
Être féministe, c’est être femme et pleinement ! Indépendante et égale à l’homme ! C’est une question de parité et d’égalité.
    Je suis une femme et je crée par rapport à qui je suis, à mon vécu et à mon histoire, à l’histoire de ma mère et celle de ma grand-mère. Tout cela s’est imprimé en moi, dans ma mémoire. 
Après qu’est-ce qu’être féministe aujourd’hui ? Je ne conçois pas le féminisme excluant la gent masculine. Le féminisme est aussi une affaire d’hommes qui doivent militer pour la cause féministe. Dans nos sociétés patriarcales, nous avons encore beaucoup à faire en matière de liberté de la femme.

Que pensez-vous de la scène artistique tunisienne post-révolution ?

  • J’y distingue deux parties. Les deux ou trois premières années après 2011 et puis les deux dernières années. Pour moi, il y a eu comme une porte qui s’est ouverte, une lumière qui a jailli et tout le monde s’est mis à créer, avec soif, sans penser aux contraintes. C’était super. Après, il y a quelque chose qui s’est résorbé. La situation est un peu comme avant avec la différence qu’on peut s’exprimer librement. La scène artistique est compliquée, entre une génération ancienne qui vieillit et une jeunesse qui arrive. En cinéma, je sens qu’on intéresse le monde avec nos films. Mais en art contemporain, on fait toujours la même chose. Il n’y a pas beaucoup de différence par rapport à avant, à part quelques artistes jeunes, ça n’a pas beaucoup évolué. Il y a toujours un conflit entre générations. Comme en politique, les anciens ne veulent pas céder. Malgré cela, il y a quand même un certain dynamisme sur la scène artistique. Des jeunes travaillent dans les régions et c’est très important de donner de l’espoir à cette génération, surtout après la nouvelle loi de finances. L’espoir est exigu…

Quels sont vos projets en cours ?

  • Je travaille sur plusieurs projets à la société de production Yol Film House, où je produis le prochain film de Mehdi Hmili et coproduit celui de Abdallah Chamekh. J’écris mon premier long-métrage de fiction et je prépare une exposition en Allemagne.
    Entre-temps, mon film «Aya» fait son tour du monde. Il est sélectionné en compétition officielle dans plusieurs festivals aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Sénégal, au Canada, en Suisse, …

Auteur : Propos recueillis par N.T.

Ajouté le : 29-01-2018

Source : http://www.lapresse.tn/


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire