CANNES A COURONNÉ LES BONS SENTIMENTS

Imed Maalel et le vieux Bchiri dans Rih Essed (l'Homme de cendres) de Nouri Bouzid.

Le Sacrifice, La Mission et Sainte Thérèse au Palmarès du Festival français.

Par Férid BOUGHEDIR – Jeune Afrique N°1326 du 4 juin 1986

Est-ce parce que le 39ème Festival international du Film de Cannes (8 au 19 mai) s’est terminé précisément cette année le jour de la fête catholique de la Pentecôte ? Un grand nombre de films figurant au Palmarès proclamé ce jour-là semblent avoir, au même titre que le jury, été touchés par la grâce divine. Ils marquent la renaissance d’un sentiment religieux que l’on croyait depuis longtemps oublié par le Septième Art.

À tout seigneur, tout honneur : la Palme d’Or, récompense suprême du Festival, est allée, cette année, au film britannique La Mission de Roland Joffe. Non, il ne s’agit pas d’une mission militaire du type Rambo 2. La mission en question se réfère plutôt aux missionnaires appartenant à l’ordre des jésuites qui, au XVIIe siècle, ont réussi à convertir au catholicisme de nombreuses tribus d’Indiens vivant à la frontière du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine.

Or, cette région est convoitée par l’Espagne et le Portugal, qui veulent utiliser les Indiens comme esclaves. Le père jésuite Gabriel (Jeremy Irons), aidé par le trafiquant d’esclaves repenti Mendoza (Robert De Niro), décide de résister, avec l’aide des Indiens. Ils seront tous massacrés, jusqu’au dernier d’entre eux.

Ce film, qui veut allier les scènes spectaculaires à un contenu «engagé», est plus déséquilibré et moins maîtrisé que le film précédent du même auteur, le remarquable La Déchirure sur la guerre du Cambodge, que le jury de Cannes a sans doute voulu honorer à retardement. En effet, les pronostics donnaient pour lauréat de la Palme d’Or un autre film qui a obtenu finalement le «Grand prix spécial du Jury» : Le Sacrifice, tourné en Suède par le cinéaste soviétique en exil Andreï Tarkovsky.

Le soir de ses cinquante-cinq ans, le professeur Aleksander réunit, autour de sa petite famille, quelques amis, pour une veillée qui sera, pour beaucoup, l’heure des remises en question. Soudain (mais peut-être n’est-ce qu’un cauchemar ?), la télévision annonce qu’une guerre nucléaire a éclaté.

Le professeur promet à Dieu d’abandonner tout ce qu’il possède, et jusqu’à la parole, si la nature calcinée redevient comme avant. À son réveil, tout est rentré dans l’ordre. Alors, tenant sa promesse, le professeur brûle sa maison, quitte les siens et, devenu muet, est emmené dans un asile.

Tarkovsky étant atteint d’un mal incurable, le plus triste pour ce film est d’être un testament possible, qu’il lèguerait au monde en disparaissant comme son héros principal.

Une grandeur artistique que l’on retrouve parfois dans Thérèse, du Français Alain Cavalier (Prix du Jury) qui montre, avec simplicité et justesse, la vie quotidienne de la petite religieuse carmélite de quinze ans qui devait être canonisée sous le nom de Sainte Thérèse de Lisieux.

Le sentiment religieux, allié à la perfection des images, se retrouvait cette année dans plusieurs films du Festival.

Otello, de l’Italien Franco Zeffirelli, est une très belle adaptation cinématographique de l’opéra de Verdi, où le Maure de Venise (interprété par le ténor mexicain Placido Domingo maquillé en noir pour la circonstance) affronte une parfaite incarnation de Satan décidée à exterminer ce qu’il y a de plus beau sur terre.

La Couleur pourpre, de Steven Spielberg, évocation d’une femme noire au début du siècle (interprétée de façon bouleversante par la débutante Whoopy Goldberg) qui passe de l’oppression la plus totale à la prise de conscience, se termine de façon paradisiaque : tandis que son amie chanteuse et prostituée repentie reprend le chemin de l’église, l’héroïne retrouve sa sœur disparue, dans un champ de fleurs, auréolée de lumière divine, ce qui n’est pas sans évoquer les verts pâturages de l’Eden !

La vague de mysticisme qui envahit ainsi le cinéma mondial, en 1986, est peut-être une réponse à des années de films désespérés établissant le constat de la «décadence» d’une civilisation occidentale, dont les idéologies ont été sérieusement démonétisées depuis un certain mai 1968, et dont l’économie était entrée en crise avancée depuis la hausse des prix du pétrole, en 1974 !

Ce cinéma désenchanté était pourtant encore représenté cette année à Cannes par plusieurs films : After hours de l’Américain Martin Scorsese (Prix de la mise en scène) montre la descente aux enfers d’un petit comptable de New York qui passe une nuit agitée dans le quartier de la drogue et de la prostitution. Le manque d’amour et de communication conduit l’héroïne de Max mon amour, du Japonais Nagisa Oshima, et le héros de I love you, de l’Italien Marco Ferreri, à tomber amoureux respectivement d’un chimpanzé et… d’un porte-clefs représentant un visage de femme.

La voie médiane semble avoir été trouvée, cette année, par la nouvelle génération de cinéastes du Tiers Monde.

Ce dernier était représenté de façon classique en compétition officielle par le cinéaste algérien Mohamed Lakhdar Hamina (lauréat de la Palme d’Or, en 1975, pour Chronique des années de braise) venu présenter son nouveau film la Dernière image, évocation romantique et sereine de son enfance en Algérie colonisée.

Mais ce sont deux films de jeunes, les véritables révélations du Festival, qui ont présenté, à leur façon, un certain renouveau du Tiers Monde. She’s gotta have it (Elle va finir par l’avoir), tourné avec quatre sous au sein de la minorité noire de New York par le cinéaste noir indépendant Spike Lee (29 ans), est une comédie anticonformiste qui démystifie les préjugés que les Noirs américains ont sur eux-mêmes, en esquissant le portrait d’une jeune femme qui essaie de vivre avec trois hommes à la fois.

Des scènes dignes d’une anthologie

Le choc le plus durable est venu du film tunisien Rih essed (L’Homme de cendres) de Nouri Bouzid (Prix des critiques arabes), portrait sensible d’adolescents au seuil de l’âge adulte, qui fait tranquillement voler en éclats bien des clichés et bien des tabous sur la jeunesse maghrébine.

Avec Sfax pour cadre, la ville natale de l’auteur, le film décrit la révolte d’un jeune artisan contre sa famille qui a arrangé son mariage malgré lui, sa difficulté à quitter l’univers clos de l’amitié masculine, et, enfin, son accession à l’âge adulte. Des scènes comme la visite du jeune artisan à son ancien patron, un vieux juif tunisien qui lui chante une chanson en arabe, ou sa rencontre avec une ancienne courtisane qui le conseille comme une seconde mère, sont de grands moments d’anthologie !

Par sa justesse, sa richesse et l’intensité de sa mise en scène, Rih essed franchit aisément les frontières tunisiennes pour questionner les sociétés arabes et méditerranéennes souvent prisonnières de leurs schémas «machistes» et patriarcaux. Il donne, comme le film précédemment cité, la parole à une jeune génération en pleine mutation, qui prône, avant tout, la lucidité et refuse les mystifications.

Ces films témoignent de là quête d’une identité qui se veut forcément différente de celle de la génération précédente. À Cannes, cette année, rejetant les deux refuges du désespoir ou de la religion pratiqués par leurs aînés, ce sont les jeunes cinéastes qui ont montré la voie de l’avenir : celle de la vérité à affronter, et du talent pour la dire.

Source : JEUNE AFRIQUE N° 1326 du 4 JUIN 1986


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