AHMED HAFIENE : L’ART, UN TREMPLIN POUR CULTIVER DE NOUVELLES VALEURS DIGNES DE LA NOUVELLE TUNISIE

L’acteur tunisien, Ahmed Hafiene, dans son film «Fatwa», 2018

Par Emna DARWAZI – fr.majalla.com – 5 juin 2021

  • Les épidémies ont développé l’humain et le civilisationnel. Elles ont nourri l’imagination des artistes.
  • L’art n’est pas illustration, mais réalité. C’est ce tremplin qui porte vers la métaphore, vers de nouvelles valeurs dignes de la nouvelle Tunisie.
  • La censure ne dépend pas d’une personne, d’un artiste, d’une rebelle, d’un opposant ou d’un dirigeant. Elle concerne toute la société.
  • Grâce à «El Maestro», des parents ont renoué spontanément le dialogue avec leurs enfants.

Dans une interview accordée à La Majalla, l’acteur tunisien Ahmed Hafiene, qui s’est distingué en Tunisie et à l’étranger pour ses rôles complexes et symboliques, nous offre une lecture philosophique des épidémies et leurs rôles dans le développement humain, civilisationnel et artistique. Il nous livre, également, sa vision de l’art et de la Tunisie post-révolution.

Pouvez-vous nous parler un peu de votre actualité ?

  • Je vous remercie d’abord de l’intérêt que vous avez manifesté en me proposant cette interview. J’en suis merveilleusement ravi. Enfant, je lisais la rubrique «Culture» de votre magazine, alors que mes parents s’intéressaient à l’actualité politique. Je suis actuellement en train de tourner une nouvelle série intitulé «Al Malik» (Le Roi), avec le groupe «Sky» en Italie. Il s’agit d’un travail qui traite des problèmes délicats d’ordre social et humain. Je suis heureux de cette nouvelle expérience, surtout de la reprise du tournage dans le contexte du coronavirus. J’avais deux projets, le premier en Italie et le deuxième à Paris, qui ont été reportés. J’espère que c’est le début de la délivrance et du retour à la normale pour le monde de l’industrie cinématographique, dramatique et théâtrale dans les pays du monde entier. Ce secteur a été durement touché par la pandémie, mais ça reprend à tâtons.

Vous vivez actuellement en Italie. Pourquoi ce choix ? Est-il lié aux conditions de vie en Tunisie ?

  • J’ai choisi de vivre en Italie pour des raisons familiales principalement, puisque ma famille y est installée, et pour des raisons professionnelles entre autres. J’ai déménagé à Rome depuis 2007. En ce temps-là, j’avais de bonnes opportunités de carrière à l’étranger et en Europe. D’un point de vue administratif et juridique, je réside en Italie, mais il arrive que je rentre deux fois par mois en Tunisie, sauf dans ces conditions liées au coronavirus qui ont cloué les gens chez eux. Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas rentré dans mon pays d’origine depuis 9 mois. Je ne peux pas rompre avec mon pays, là où j’ai fait et réussi ma carrière. J’ai quitté la Tunisie à l’âge de 41 ans. J’ai un coup de cœur pour les produits tunisiens, car je suis Tunisien, non pas seulement dans le sang, mais aussi Tunisien de formation et de carrière artistique. Tout ce que je réalise en dehors de mon pays est un plus pour ma carrière qui avance avec assurance en Italie et en Europe en général. Un vol Rome-Tunis ne dure que 55 minutes, alors que Rome-Milan prend 1h20 minutes. La Tunisie m’est plus proche même géographiquement.

La pandémie de coronavirus a bouleversé le monde entier, imposant le changement à différents niveaux. Comment avez-vous vécu ce changement ?

  • On dit que les épidémies changent le cours de l’Histoire. La première scène qui passa dans mon esprit à l’annonce de la pandémie du coronavirus, fut l’épidémie qui a mis fin à la vie de Périclès, figure emblématique de la Grèce antique. La peste d’Athènes a changé l’histoire de la Grèce sur le plan démocratique et politique. Et la mort de Périclès fut un malheur irréparable. Le peuple se laissa conduire par des démagogues qui le menèrent en peu de temps à la ruine. Des projets de réformes politiques et théâtrales ont été déclinés. Mais historiquement, l’épidémie a empêché l’invasion de la Grèce. La pandémie de coronavirus aura des impacts et des changements très profonds à l’échelle mondiale, qui nous inciteront à nous accrocher si nécessaire à cette nouvelle ère. Les épidémies ont développé l’humain, le civilisationnel et le sanitaire. Elles ont nourri l’imagination des artistes et appris à l’homme à survivre. Malgré les maux et difficultés causés par ce nouveau virus, je suis optimiste quant à l’avenir de l’humanité, surtout la Tunisie. Pourvu qu’elle prenne des mesures pour tirer les leçons de cette pandémie, améliorer sa gestion des crises et aller de l’avant socialement et culturellement.

Le secteur artistique a été durement touché par la crise sanitaire. Certains artistes demandent des aides, dont une indemnité de compensation. Qu’en pensez-vous ? Surtout qu’en Tunisie, ces derniers souffrent de précarité ?

  • La pandémie a dénudé les déficiences dans toutes les sociétés. En Tunisie, concernant le secteur artistique, la loi sur l’artiste et les métiers artistiques qui réglemente les relations entre l’artiste et les institutions publiques (le ministère de la Culture, la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale,  les droits d’auteur, notamment), et peine à voir le jour depuis près de cinq ans, devient une revendication de première urgence pour éclairer davantage les formes contractuelles et fiscales. Je vois là une opportunité historique pour adopter ce projet de loi qui devrait renforcer et unifier l’ensemble des artistes. La reconnaissance de l’artiste est une reconnaissance de l’individu, en garantissant ses droits. Les enfants au talent naissant, par exemple, peuvent aller de l’avant et développer leur potentiel, si leurs droits sont garantis. Il s’agit d’un projet de citoyen artiste qui élèvera la société. Nous avons les atouts d’une société commune, mais la culture de l’individuel est inexistante.

Selon vous, qu’est-ce qui a changé après la révolution du 14 janvier, sur le plan culturel ?

  • Nous avons été témoins de plusieurs changements après la révolution du 14 janvier, dont le plus important est la liberté d’expression, un gain précieux qu’on devrait préserver et développer pour rayonner et étaler nos industries culturelles à la méditerranée. Pourquoi pas ? Tous les indicateurs assurent que nous sommes capables de créer un projet d’industrie culturelle. Le 14 janvier nous a mis face à nous-mêmes, pour se poser cette question : Qu’est-ce que l’Art ? Est-ce qu’il représente une vision de la réalité ou une lecture de la réalité transfigurée par le poétique et l’imagé pour évoquer/discuter une valeur ? L’Art n’est pas illustration, mais réalité, c’est ce tremplin qui porte vers le métaphorique, vers de nouvelles valeurs dignes de la nouvelle Tunisie et de son histoire.

Le fantôme de la censure se manifeste-t-il encore sur la scène culturelle en Tunisie ?

  • La censure ne disparaitra jamais et ce, dans toutes les sociétés. Chez l’artiste, il y a moins de censure individuelle, peut-être. Les œuvres d’art les plus exceptionnelles n’ont pas été soumises à la censure. Le travail artistique ne devrait pas tomber dans le piège de la superficialité, il doit creuser en profondeur. Les peuples qui ont réussi à l’échelle internationale ont produit un art insoumis, sans nul besoin d’impertinence. L’idée est plus importante que tout. Je prends l’exemple du feuilleton tunisien qui a rencontré un grand succès «Harga» et qui traite un phénomène social alarmant, la crise de l’appartenance qui laisse le spectateur s’interroger sur sa propre appartenance. Et c’est ici le travail de l’équipe (réalisateur, scénariste et acteurs) d’aborder la problématique et de transmettre la réalité telle qu’elle est. La censure ne dépend pas d’une personne, d’un artiste, d’une rebelle, d’un opposant ou d’un dirigeant. Elle concerne toute la société.

La violence est un phénomène omniprésent dans toutes les sociétés. Cependant, en plus des violences policières qui n’ont pas cessé après la fin du régime de Ben Ali, la Tunisie post-révolutionnaire a été témoin de l’émergence du phénomène de l’extrémisme religieux. Quelle est votre lecture du feuilleton «El Maestro» qui a rencontré un grand succès auprès du public en traitant ces déviances sociales ?

  • Le centre de rééducation dans le feuilleton «El Maestro» n’est que la métaphore de la société qui cherche à dépasser les obstacles actuels à travers un message d’espoir que transmet ce travail artistique. La culture est primordiale pour tout citoyen, pour qu’il puisse vivre dignement, avancer et s’élever. Voici le message du feuilleton : la culture est une arme qui dissipe la violence, qu’elle soit résultante de l’absence de dialogue et de réflexion ou d’une pathologie. Je crois au dialogue entre les citoyens. Certains téléspectateurs qui ont salué notre travail, disent qu’ils n’étaient pas assez proches de leurs enfants adolescents et ignoraient la manière dont ils pensent, car le développement technologique a beaucoup changé le monde. Grâce à «El Maestro», ces parents ont renoué spontanément le dialogue avec leurs enfants. C’est une fierté, non seulement pour moi, mais pour toute l’équipe de ce travail et pour l’art tunisien d’une manière générale. C’est à nous d’édifier une société meilleure, une société plus humaine.

Le réalisateur du feuilleton, Lassaad Oueslati, vous a-t-il laissé la liberté de créer votre personnage ?

  • Lassaad Oueslati est l’un des réalisateurs exceptionnels qui sont à l’écoute de l’acteur, car lui-même a vécu cette expérience. Il sait donc ce que traverse un acteur sur scène. Il est également convaincu que l’acteur devrait collaborer avec le réalisateur et le scénariste, au lieu d’exécuter ce qu’on lui demande. Il vous laisse la liberté, sans oublier le but du travail qui unit toute l’équipe. C’est toujours agréable de travailler avec Lassaad, car très vite tout retrouve son ordre harmonieux avec lui, et l’échange entre l’acteur et le réalisateur ne peut être que positif.

Vous choisissez vos rôles avec précaution, êtes-vous assez perfectionniste et exigeant ?

  • Le choix est très important, car on ne peut plus reculer ou décevoir les téléspectateurs qui s’attendent au meilleur de nous. Par choix, je veux dire, une performance de qualité. S’engager dans un travail, c’est défendre un projet qui verra le jour, un voyage qui emmènera le téléspectateur à un univers meilleur, plus raffiné.
L’acteur tunisien, Ahmed Hafiene, dans son film «Fatwa», 2018

Quel est le rôle que vous avez joué qui vous représente le plus ?

  • Je me pose tout le temps cette question, mais je pense que je n’ai pas encore joué le rôle qui me représente le plus. Je laisse les téléspectateurs qui ont vu mes films et séries juger. Cela dit, tout le plaisir consiste à les surprendre avec de nouveaux rôles.

Qu’en est-il de celui qui a été le plus difficile à incarner ?

  • Le rôle le plus difficile que j’ai joué, est celui de Hatem dans «El Maestro». Un personnage qui me ressemble un peu. Je suis comme lui, je crois en cette génération de jeunes que je soutiens, motive et leur dit de rêver grand. Et c’est là où j’ai rencontré une difficulté, car je tiens toujours à incarner des rôles qui ne me ressemblent pas dans la réalité. Mais grâce à mes collègues Dorra, Ghanem, Fathi, Riadh, Nethir, Firas, Sana, tout le cast et au scénario, j’ai pu donner l’image qu’il faut au personnage de Hatem. J’ajoute que j’évite de me voir à la télé, une fois le travail achevé, car je suis quelqu’un qui s’auto-critique.

Vous étiez absent de la saison ramadanesque 2021. Pourquoi cette absence ?

  • La covid a annulé plusieurs projets. Je faisais équipe du feuilleton «Harga», mais le travail a été suspendu à cause de la pandémie. On m’a proposé, également, un autre travail, mais j’ai dû renoncer à cause des contraintes logistiques et du confinement qui auraient peut-être impacter la performance. Cependant, je suis heureux de voir les gens produire, travailler et présenter leur travail au public. J’y vois beaucoup de sacrifices, en ces conditions exceptionnelles. J’espère que l’année prochaine la situation s’améliorera pour me lancer dans d’autres projets artistiques, car mes ambitions sont inarrêtables.

Quels sont les feuilletons ramadanesques que vous avez appréciés ?

  • Plusieurs feuilletons ont attiré mon attention. Je ne peux pas juger avec certitude, car je  pense que les Tunisiens ont des goûts très variés. J’ai apprécié ceux qui ont respecté l’intelligence du téléspectateur et qui ont rencontré un grand succès auprès du public.

Quels sont les acteurs et réalisateurs avec qui vous aimeriez collaborer ?

  • Les réalisateurs et acteurs que j’aime et qui m’aiment… qui croient en moi et qui sont à l’écoute. S’écouter mutuellement…. Le travail artistique devrait se fonder sur le respect et laisser une empreinte positive dans la société.

Vous avez remporté plusieurs prix, à l’instar du meilleur acteur lors du Festival international du cinéma à Montréal. Comment vous avez vécu ces succès ? Et quel est le prix pour lequel vous avez un coup de cœur ?

  • Tout prix est une reconnaissance de l’effort et du rayonnement de l’artiste. Chaque prix est une source de bonheur, mais aussi une responsabilité qui repose sur mes épaules. Je suis l’un des rares artistes à avoir reçu deux fois le prix des JCC, une récompense très spéciale pour moi, l’année d’après ma collègue Hend Sabri l’a remporté deux fois, également. Les JCC ont le même âge que moi, nous sommes nés le même mois et la même année, en 1966.

Quels sont vos futurs projets ?

  • Des discussions sont en cours concernant un travail artistique arabe. J’espère que ce sera une opportunité pour présenter un travail de valeur. J’ai découvert qu’il y a beaucoup de gens dans le monde arabe qui m’aiment et suivent mon actualité. J’espère être à la hauteur de leurs attentes. Je me concentre actuellement sur le tournage. Mon manager à Rome est en train de mener les discussions. Pourvu qu’on arrive à conclure un accord et qu’on commence le tournage. La priorité est pour mon pays, la Tunisie, mais je reste ouvert à toute proposition de l’étranger, car tout travail utile pour la société m’intéresserait. Le meilleur est à venir ! Voici ma devise.

Merci aux lecteurs de la Majalla !

Source : https://fr.majalla.com/


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