OSCARS 2021 – «NOUS N’AVONS PAS GAGNÉ, MAIS C’ÉTAIT UN PARCOURS INCROYABLE !»

Oscars 2021 – La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania sur le tapis rouge

Par Neila DRISS – webdo.tn – 26 avril 2021

«Nous n’avons pas gagné, mais c’était un parcours incroyable !», a écrit sur son compte Facebook le producteur Nadim Cheikhrouha, qui accompagnait Kaouther Ben Hania à Hollywood pour la 93ème cérémonie des Oscars, leur film «L’Homme qui a vendu sa peau» y étant nommé pour l’Oscar du meilleur film international.

C’est en effet le film danois «Drunk/Another round», réalisé par Thomas Vinterberg, qui a remporté cet Oscar. Ce film, qui avait fait partie de la sélection du Festival de Cannes en 2020, était d’ailleurs donné favori depuis plusieurs mois.

Nous, Tunisiens, sommes bien sûr déçus, mais quand même heureux. C’est la première fois de notre histoire qu’un film tunisien est nommé à cet Oscar. Nous avions rêvé, espéré et ressenti de la fierté. Une si grande fierté de voir un film tunisien aussi époustouflant et bouleversant arriver au sommet !

Juste avant le début de la cérémonie, Kaouther Ben Hania, qui avait offert cette nomination aux Tunisiens et même à toute l’Afrique, avait fait un vœu : Inchallah Marbouha !

Mais bien que «L’Homme qui avendu sa peau» ne reparte pas avec la prestigieuse statuette, la nomination en elle-même est une victoire et une lueur d’espoir en un avenir meilleur.

Cette nomination n’est d’ailleurs pas une surprise. Depuis sa première projection au Festival de Venise, ce film collectionne sélections et récompenses et les divers critiques et professionnels du cinéma le couvrent, ainsi que Kaouther Ben Hania sa réalisatrice, d’éloges.

Cette réalisatrice, qui fait partie de cette nouvelle génération de cinéastes tunisiens qui font des miracles, est en elle-même une vraie success story. Depuis son premier long-métrage de fiction, «Le Challat de Tunis» (2013), qui avait été sélectionné dans la section ACID du Festival de Cannes, elle vole de succès en succès, chaque film allant encore plus loin que le précédent. Elle récolte les fruits de beaucoup de travail, mais aussi d’un talent certain. Surtout qu’aucun de ses films ne ressemble à l’autre. À chaque fois, elle arrive à se renouveler et à surprendre les spectateurs par un thème nouveau, mais surtout par une écriture et un langage différents.

L’Homme qui a vendu sa peau, nommé à l’Oscar 2021 du meilleur film international.

C’est la 7ème fois que la Tunisie soumet un film pour l’Oscar du meilleur film international (ancien Oscar du meilleur film en langue étrangère) :

Plusieurs autres films arabes avaient aussi été nommés à l’Oscar du meilleur film international, mais, à l’exception du film Z de Costa Gavras, aucun n’avait remporté la célèbre statuette tant convoitée.

  • 1970 – Z, de Costa-Gavras (Algérie)
  • 1984 – Le Bal ,d’Ettore Scola (Algérie)
  • 1996 – Poussières de vie, de Rachid Bouchareb (Algérie)
  • 2006 – Paradise now, de Hany Abu-Assad (Palestine)
  • 2007 – Indigènes, de Rachid Bouchareb (Algérie)
  • 2011 – Hors-la-loi ,de Rachid Bouchareb (Algérie)
  • 2014 – Omar, de Hany Abu-Assad (Palestine)
  • 2015 – Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako (Mauritanie)
  • 2016 – Theeb, de Naji Abu Nowar (Jordanie)
  • 2017 – L’Insulte, de Ziad Doueiri (Liban)
  • 2019 – Capharnaüm, de Nadine Labaki (Liban).

À ce jour, Z a été le seul film représentant un pays arabe, l’Algérie, à avoir obtenu la prestigieuse récompense. Premier grand succès du réalisateur français Costa-Gavras, Z avait été tourné en Algérie, où était basée la société de production du film de Costa-Gavras. Mais peut-on objectivement dire que Z est un film algérien, sachant que le film n’a été ni écrit ni réalisé par des Algériens ? D’ailleurs les acteurs et les techniciens n’étaient pas non plus Algériens. En fait, c’est juste que le film avait été tourné en Algérie et avait un coproducteur algérien.

Oscars 2021 – Le producteur Nadim Cheikhrouha et la réalisatrice Kaouther Ben Hania sur le tapis rouge.

Cette 93ème Cérémonie des Oscars est quand même historique pour la Tunisie, parce qu’elle a permis au monde entier de découvrir notre cinéma et de mettre les projecteurs sur toute une nouvelle génération de cinéastes talentueux qui sont en train de réinventer le cinéma tunisien.

Après la révolution de 2011, la liberté d’expression a beaucoup profité à ce secteur. Il n’y a plus de tabous et tous les sujets qui font débat en Tunisie peuvent être abordés, qu’ils soient sociaux, politiques ou économiques. Ces thèmes sont traités avec sincérité, audace, originalité et une totale liberté de ton. Ce qui fait défaut dans les autres pays arabes, comme en Égypte par exemple, qui bien qu’elle dispose d’une véritable industrie cinématographique, voit ses professionnels obligés depuis quelques années de se soumettre aux critères du «cinéma propre», imposés essentiellement par la société.

Il est vrai que cette liberté de ton ne plait pas à tous, on lit très souvent sur les réseaux sociaux des critiques et commentaires de Tunisiens très mécontents, dénonçant le cinéma tunisien, lui reprochant de ne pas représenter la société tunisienne et ses préoccupations, et d’être même à la limite de la décence et de la moralité.

Ces reproches ne sont pas fondés. D’abord une œuvre d’art ne doit jamais être jugée ou appréciée à travers un prisme moralisateur, mais en plus le cinéma tunisien reflète une Tunisie réelle, avec ses qualités et ses défauts et non pas une Tunisie idéale et fantasmée comme l’imaginent certains.

Heureusement, pour le moment du moins, ces voix n’ont pas assez d’influence et de poids pour faire taire les cinéastes. Ces derniers continuent à faire des films authentiques, racontant des histoires universelles, tout en étant locales, comme par exemple le très beau film Un Fils de Mehdi Barsaoui qui, bien que traitant d’un thème universel, la paternité, se passe dans un cadre et des circonstances bien locales, l’après révolution tunisienne et les attentats terroristes qui menacent le pays.

Par ailleurs, alors que pendant de longues années, la Tunisie produisait un ou deux films par an, et parfois même moins, depuis 2011, au moins une dizaine de films sont produits chaque année, des films diversifiés (comédies, drames, horreur, documentaires…) et pour tous les publics : des films militants, des films de divertissement, des caricatures, des réflexions…

Le cinéma tunisien est également en train de se faire une place à l’échelle internationale, avec des films sélectionnés et primés dans de grands festivals de cinéma comme Venise, Cannes, Berlin, Toronto, Le Caire, El Gouna… Aussi bien avec de longs métrages de fiction comme À peine j’ouvre les yeux (2015) de Leila Bouzid, Nhebek Hédi (2016) et Weldi (2018) de Mohamed Ben Attaia, The last of us (2016) et Tlames (2019) de Alaa Eddine Slim, El Jaïda (2017) de Salma  Baccar, Noura rêve (2019) de Hinde Boujemaa, Un Fils (2019) de Mehdi Barsaoui et presque tous les films de Kaouther Ben Hania, depuis Le Challat de Tunis (2013) à L’Homme qui a vendu sa peau, qu’avec les courts métrages comme Et Roméo épousa Juliette (2014) de Hinde Boujemaa, Ghassra (2015) de Jamil Najjar, Les Pastèques du Sheikh (2018) de Kaouther Ben Hania ou Brotherhood (2019) de Meryam Joobeur qui avait d’ailleurs été nommé pour l’Oscar du meilleur court-métrage en 2020.

Par ailleurs, des hommages sont rendus à notre cinéma et à nos cinéastes. Des éditions de certains festivals de cinéma sont même dédiées au cinéma tunisien, comme par exemple les éditions 2019 du Festival du Film Africain de Louxor (Égypte) et du Festival du Cinéma Arabe de Malmö (Suède). Par ailleurs, en 2018, la productrice tunisienne Dorra Bouchoucha avait été élue membre de la très prestigieuse Académie des Oscars, et en 2019, c’était au tour de la réalisatrice tunisienne Raja Amari d’être élue membre de cette même académie. Elles ont d’ailleurs eu, à ce titre, le droit de voter pour l’Oscar du meilleur film international. Parions qu’elles ont toutes les deux voté pour notre film tunisien !!!

Oscars 2021 – Kaouther Ben Hania sur le tapis rouge.

Cette nomination à l’Oscar du meilleur film international est peut-être l’occasion de commencer à œuvrer en Tunisie pour que le cinéma en particulier, et la culture en général, aient la place qu’ils méritent.

Non, la culture n’est pas que divertissement comme disent nos dirigeants et comme le croit une grande partie de nos concitoyens, qui n’a aucune conscience de ce que représente réellement la culture, y compris sur le plan économique. Pourtant les exemples égyptiens et marocains sont assez significatifs. Ces deux pays ont su développer une industrie cinématographique importante, qui fait travailler des centaines de milliers de personnes. Le Maroc est même devenu une terre de tournage presque incontournable, ce qui fait aussi travailler son secteur du tourisme et de l’artisanat et engendre de très importantes recettes en devises.

Ces dernières années, c’est le cinéma qui fait rayonner l’image de la Tunisie aux quatre coins du globe, pourtant on a l’impression que cela ne touche pas nos gouvernants. Depuis de très longs mois, il n’y a même pas un ministre des Affaires culturelles !

Le cinéma est devenu aujourd’hui le meilleur ambassadeur de la Tunisie. Il a fait pour le pays ce que la classe politique a échoué à faire. Il a fait en sorte qu’on parle de notre pays un peu partout en des termes élogieux.

Est-ce que nos gouvernants sauront capitaliser sur ces succès ? Comprendront-ils enfin tous les bénéfices qu’ils pourraient en tirer ? Mettront-ils les moyens qu’il faut ? Augmenteront-ils le budget du ministère des Affaires culturelles ? Sauront-ils réviser les lois obsolètes qui régissent le secteur ? Sauront-ils garantir des conditions de travail normales et même confortables à nos artistes ? Sauront-ils simplifier les procédures administratives ?

Malheureusement, avec notre classe politique actuelle, rien n’est moins sûr. La culture ne faisant en aucun cas partie de leurs préoccupations ni de leurs priorités. Mais grâce à nos jeunes et talentueux cinéastes, l’espoir est vraiment permis.

L’Homme qui a vendu sa peau est actuellement projeté dans plusieurs salles de cinéma à Tunis, Carthage, La Marsa, Bizerte, Menzel Bourguiba et Sousse. Allez le voir !

Neïla Driss

Source : https://www.webdo.tn/


 

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