LE «TOURISTE-HYÈNE» SOUS L’OBJECTIF DE RIDHA BÉHI

«Lorsqu’un village de pêcheurs se met à manger des sardine en boîte… !»

Par Alain FAUJAS

Le tourisme est devenu une industrie. Les «jumbos», les hôtels, les villages de vacances et les organisateurs de voyages provoquent dans les pays du soleil de véritables «invasions». L’intrusion de ces milliers d’étrangers dans des communautés à l’équilibre ancien mais fragile n’est pas sans danger.

La prise de conscience de ce que l’on a appelé la «pollution touristique» explique le succès que rencontre, depuis cinq mois, à Paris, le film Soleil des hyènes, du réalisateur tunisien Ridha Béhi. Ce long-métrage raconte les méfaits de la marée touristique à travers l’histoire banale à pleurer – d’un village de pêcheurs nord-africains. On n’y est pas riche ; la mer y est cruelle ; le confort et la protection sanitaire sont plus que précaires. La vie s’écoule, difficile, douloureuse, mais fraternelle.

Arrive un préfet flanqué de deux «fabricants de voyages» allemands. Le douar «authentique» et la plage «de rêve» les séduisent. En quelques mois, un «complexe» touristique va s’élever à côté du village… et le vider de sa substance. Les pêcheurs abandonnent leurs filets pour participer à la construction du mastodonte. Leurs filets sont «exposés» en train de poser dans le centre d’artisanat. Leurs femmes se voient interdire la plage, où elles avaient coutume de laver leur linge. Tahar, qui se rebelle contre cette «prostitution», se retrouve en prison.

Haj Ibrahim, héros de l’indépendance et collaborateur précieux pour les Allemands, s’enrichit. Une touriste, cuisses roses dans un short immaculé, se fait prendre en photo en train de donner l’aumône à un vieillard adossé à son gourbi, le douar est mort.

«J’avais réalisé, en 1972, un court-métrage en noir et blanc, Seuils Interdits, qui racontait comment un jeune vendeur de cartes postales violait une touriste allemande dans la grande mosquée de Kairouan, raconte Ridha Béhi. L’histoire était tirée d’un fait divers qui a eu, en réalité, pour cadre une plage. Le vendeur a été condamné à cinq ans de prison. Il ne s’agissait pas, pour moi, de justifier le viol, mais de décrire les rêves, le contexte sexuel de mon héros, et l’Allemande innocente et provocante qui a payé pour les autres».

Seuils interdits apparaît comme un film-antiphrase, le viol d’une femme étrangère par un Tunisien symbolise à l’envers le viol de la Tunisie par les organisateurs de voyages européens.

Grand Prix du Festival de pays francophones, à Beyrouth. Prix de la critique arabe et de la critique internationale à Carthage, Ridha Béhi, avec ses idées toutes neuves (il est né en 1947 à Kairouan), n’est pas satisfait.

Il faut remonter plus loin pour analyser, pièce par pièce, l’aliénation provoquée par le phénomène touristique.

«Le véritable viol, c’est le tourisme, et je me suis aperçu qu’aucun film ne l’avait démontré. J’ai voulu analyser le traumatisme en plaçant l’action dans un village de pêcheurs et non dans une ville, à Hammamet ou à Djerba. L’opposition devait être totale entre la civilisation arabe et les vacanciers européens. Il fallait mettre en scène notre économie, qui est rurale et villageoise. J’ai tenté l’analyse sociologique la plus exacte possible. Je ne suis pas marxiste, mais j’ai emprunté la méthodologie marxiste. Tahar, le rebelle, n’est pas un marginal il perd la partie contre les envahisseurs parce qu’il est le moins fort». Ridha Béhi n’a pas oublié sa maîtrise de sociologie à Nanterre et les rapports de force omniprésents.

«Le monde arabe en général, et la Tunisie en particulier, n’ont pas eu assez de recul, après l’indépendance, pour réfléchir à leurs racines et à leurs valeurs.

Nous avons flotté. Le tourisme est arrivé au milieu de cette incertitude culturelle. Il a semé le flou et la confusion. Il a enthousiasmé notre petite bourgeoisie, qui a cru y trouver la prospérité. Elle s’aperçoit aujourd’hui qu’elle ne contrôle rien. Omda, l’un des deux villageois partisans de l’arrivée du village de vacances allemand, dit à un moment : «Je suis un jouet entre leurs mains» !

«Le grand méfait du tourisme est de provoquer une dépersonnalisation. Le tourisme nous aveugle. La civilisation occidentale est là et avec quels ambassadeurs ! Ils sont riches. Ils font rêver. Leurs femmes viennent pour qu’on leur fasse l’amour. Leurs homosexuels ouvrent des clubs. Nous prenons goût à cette pollution catastrophique qui nous apporte de l’argent. Comme Ali, l’idiot du douar, qui balade les touristes sur un chameau, nous nous enrichissons en rendant de petits services plus qu’en travaillant vraiment. Nous devenons des larbins».

Lamine, le forgeron-philosophe de Soleil des hyènes prophétise : «Lorsqu’un village de pêcheurs se met à manger des sardines en boîte, dis adieu à ce village». L’acculturation est en marche et le cinéaste le prouve.

«Avec une usine, on est d’accord ou pas. Avec le tourisme, le choix n’est pas possible. Il est comme les vapeurs : il s’insinue partout. Il ne nous laisse que des miettes et il nous vole notre quotidien. Prenez l’exemple des tapis. Le marché de la laine à Kairouan a été tué par le centre national d’artisanat, qui a tout pris en main. Les touristes ont imposé leur goût en matière esthétique et les tapis traditionnels sont devenus hors de prix.

Pour nos mariages nous sommes contraints d’acheter les tapis des touristes. Nous devenons ces touristes».

Ridha Béhi apparait à travers son film comme un esthète. Il a soigné et réussi la photographie, les couleurs et la sonorisation. «J’ai voulu créer un film beau, un film sans agression esthétique et pas ennuyeux, pour être entendu et pour être efficace. Cinéma populaire ne veut pas dire médiocre».

Un chemin à trouver

Il apparait aussi comme un humaniste respectueux des valeurs traditionnelles, c’est-à-dire avant tout soucieux de la qualité des rapports sociaux. «Notre société repose sur la solidarité entre ses membres. Le tourisme détruit ces fondations et développe l’individualisme. On me dira qu’il peut y avoir un tourisme marginal, moins traumatisant. J’avais pensé, un moment, faire apparaître dans mon film deux Européennes refusant le village de vacances. En jeans et en short, elles auraient tenté de communiquer avec le douar et ça aurait raté. Ce n’est pas parce qu’on fume du kif avec un pêcheur qu’on le comprend et qu’on est compris de lui».

Le tourisme est meurtrier. Soleil des hyènes fait le compte de l’hécatombe. Faut-il baisser les bras ? Les spectateurs sortent de la projection en ruminant la phrase d’un personnage : «Il doit bien y avoir un chemin», une troisième voie entre la misère et la prostitution. «J’ai peur des films où l’auteur se permet de donner des solutions, répond Ridha Béhi. J’ai peur des slogans. Je voulais démonter le mécanisme touristique.

Ma fonction de cinéaste s’arrête là. Mon héros ne fait pas la révolution. Toutefois le problème posé peut être résolu dans un autre contexte. Certes, l’attitude du touriste est foncièrement identique lorsqu’il séjourne dans un pays libéral ou dans un pays socialiste. Il se conduit un peu plus comme en pays conquis dans le premier cas.

Dans un pays socialiste, le tourisme est limité et les vacanciers sentent qu’ils ne se trouvent pas chez eux. Ils manifestent plus de respect pour leurs hôtes. Le touriste est aussi à l’image du pays qui l’accueille».

ALAIN FAUJAS

* Soleil des hyènes, par Ridha Béhi.


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire