JALILA BACCAR ET LA GRANDE AVENTURE DE LA SCÈNE TUNISIENNE CONTEMPORAINE

Par Marie-José Hoyet – franceculture.fr – 25/11/2011.

  • Notre mémoire, tout ce qui nous reste…
  • Magnifique et terrible à la fois,
  • Notre mémoire est notre bien le plus précieux…

Jalila Baccar, À la recherche de Aïda (1998)

Quelques faits et dates qui parlent d’eux-mêmes :

2 avril 2010 : création de Yahia Yaïch /Amnésia à Tunis (dramaturgie et texte de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, mise en scène de Fadhel Jaïbi, interprété entre autres par Jalila Baccar), pièce qui a pour sujet la chute d’un puissant homme politique, mais que les auteurs ont conçue comme «une sombre rêverie contre l’oubli» et que Jalila Baccar a définie «notre œuvre la plus radicale car elle vise le cœur du système».

Neuf mois plus tard, le 11 janvier 2011, la pièce est jouée à nouveau à Tunis dans leur théâtre, pendant que dans les rues adjacentes se déroulent de sanglantes manifestations.

14 janvier 2011 : le président Ben Ali s’enfuit.

2 avril 2011 : représentation de Amnésia à Sidi Bouzid, d’où était partie la révolte populaire, après l’immolation par le feu le 17 décembre 2010 de Mohamed Bouazizi, un jeune marchand de fruits excédé par les brimades et les humiliations réitérées de la police.

Entre-temps la troupe a effectué des tournées en France, en Italie, en Suisse où elle a été très bien accueillie et, en avril 2011, la première représentation d’Amnésia dans un pays arabe a lieu au Maroc.

Prémonitoire, a-t-on dit.

Certes, mais quant à anticiper la révolution populaire, il faut savoir que depuis plus de trois décennies Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi – couple-phare du théâtre tunisien – travaillent sur ce terrain, c’est-à-dire que les deux artistes questionnent inlassablement la réalité de leur pays dans des spectacles qui, misant sur le réveil des consciences, ont fait date dans le théâtre arabe contemporain. Leur manière d’être au plus près des événements, en phase directe avec l’actualité dans leur théâtre – où ils savent habilement intégrer les faits divers comme dans la vie – les exposait à jouer un rôle primordial. Et c’est à ce titre que l’on peut dire que la parabole de Yahia Yaïch est bien «LE» spectacle du printemps tunisien.

Déjà Junun, présenté au Festival d’Avignon en 2002, publié en français aux éditions Théâtrales en 2004, sous le titre Démences, anticipait les temps en focalisant l’attention sur Nun, jeune chômeur tunisien de 25 ans, qui réclame tout simplement le droit à la parole et finira dépersonnalisé, muselé et enfermé dans un asile psychiatrique.

Fadhel Jaïbi

Jalila Baccar, «comédienne-citoyenne» mais aussi dramaturge, est ce que l’on a coutume d’appeler une femme de théâtre, domaine dans lequel elle s’est totalement engagée avec son mari Fadhel Jaïbi (auteur ou co-auteur, metteur en scène et traducteur de leurs textes de l’arabe tunisien en français), fondant en 1976 la première compagnie de théâtre indépendant de leur pays, le « Nouveau Théâtre de Tunis », devenue en 1993 « Familia », qui produit différentes formes de spectacles. En particulier, dernièrement, les cinq textes écrits par Jalila Baccar depuis 1998, avec lesquels ils n’ont cessé de révolutionner et d’enrichir l’art scénique en suivant une seule grande ligne conductrice, mais avec des variations multiples : l’histoire de la Tunisie contemporaine.

Dès À la recherche de Aïda, joué pour la première fois à Saint-Denis en 1998, lors du festival «Du monde entier», et publié la même année aux éditions Les Solitaires intempestifs, le problème de la mémoire est posé. Il ne cessera d’être développé jusqu’à la dernière pièce, au titre éloquent – véritable coup de poing politique et esthétique – Khamsoum (devenu Corps otages, en français). Censurée en Tunisie, la pièce a été présentée au Théâtre de l’Odéon à Paris en 2006 où, pour la première fois, on a pu entendre un texte en arabe dans la célèbre institution qu’est le Théâtre de l’Europe.

Mémoire/oubli

Au cours d’un entretien récent diffusé sur France-Culture le 24 janvier 2011, Jalila Baccar a déclaré: « Le plus grand crime de Ben Ali, et dont personne ne parle, est la destruction de la mémoire ». Affronté dans toutes les pièces, l’effacement de l’histoire est le thème prédominant des deux dernières. Khamsoum, qui en arabe signifie cinquante, entendait commémorer le cinquantième anniversaire de l’indépendance de la nation en évoquant les années Ben Ali. Reflétant le climat mortifère, caractéristique des régimes autoritaires, tant Corps Otages que Amnésia retracent quelques parcours significatifs de citoyens tunisiens que leur situation dans la société expose, à différents titres, à des représailles. L’évocation de la dictature et de ses corollaires (corruption, censure, répression, torture, exécution) sous Ben Ali et, dans une moindre mesure celle de la dure lutte contre l’opposition sous Bourguiba, fournit une vision panoramique de la vie citoyenne et en quelque sorte un bilan de l’époque.

À travers l’affrontement idéologique, social et générationnel de Corps Otages, elle apparaît essentiellement dominée par une peur omniprésente qui sera exprimée en quelques mots par le protagoniste de Amnésia, ancien homme de pouvoir tombé dans le piège du totalitarisme qu’il a contribué à construire, puis destitué sans trop savoir pourquoi : «J’ai peur de prononcer une parole qui me sera fatale». Encore plus efficaces et terrifiantes, les paroles qui, dans Corps Otages, proviennent du ventre d’une femme enceinte de quatre mois : «J’ai peur de venir au monde…».

L’interdiction puis l’impossibilité de parler sont mises en évidence dans Araberlin, joué pour la première fois à Berlin en 2002 et publié aux éditions Théâtrales en 2003. L’évocation de l’itinéraire de Mokhtar, étudiant libano-palestinien installé en Allemagne qui, après avoir fait une simple constatation («Je ne suis pas de ce monde»), décide de disparaître à l’improviste, nous fait toucher du doigt une détresse qui n’est pas seulement celle de l’émigré. On soupçonne alors Mokhtar d’appartenir à un réseau terroriste et c’est sa sœur, mariée à un Allemand, qui subira les retombées dramatiques (racisme, rejet, menace, délation, persécution) de sa disparition inexpliquée, à travers une sorte de lavage du cerveau tant de la part des «Autres» que de la police.

Le silence et la peur se matérialisent dès la scène d’ouverture où la lumière est pointée sur des bouches déformées desquelles sortent des «cris aphones» – car la peur mène au silence et le silence à son tour fait peur – qui se transforment en borborygmes, puis en rires et en pleurs, en cacophonie et finissent en mélodie. Plus loin, Aïda, ancienne comédienne, qui revêt dans la pièce à la fois le rôle de comédienne et de personnage, devant déployer sur scène son récit «crie, mais aucun son ne sort de sa bouche».

La peur ainsi mise à nu se décline de différentes manières selon les pièces. Peur de l’arbitraire, de l’autre, de soi, chez des individus braqués par leurs propres cauchemars, dans une atmosphère tour à tour réaliste et onirique, que les techniques théâtrales employées redoublent : mise en abîme des comédiens/personnages, des voix, des lieux et des époques. À la fin de Junun, par exemple, le protagoniste Nun, victime d’hallucinations et isolé dans un hôpital psychiatrique, après avoir réclamé entre délire et lyrisme le droit de parler, demande seulement de vivre : «être vivant et semer la vie». Dans son appel à la lucidité et à la résistance, également enfermé dans un asile psychiatrique par les autorités, lui fait écho le protagoniste de Amnésia dont le nom, Yahia Yaïch (et titre arabe de la pièce), est fondé sur un jeu de mot qui signifie «vivant, vivant» : le cri d’un pays qui ne demande qu’à vivre mais où l’enfer de la vie quotidienne mène un peuple à la folie, sensation renforcée par la froideur et le vide de l’hôpital-prison dans lequel les comédiens semblent se déplacer comme des automates dans un monde absurde.

On assiste à une sorte de passage en revue des pathologies engendrées par le régime, parmi lesquelles la plus évidente est la schizophrénie qui s’empare d’une société complètement aliénée où les êtres humains doivent cependant conjurer la mort qui menace toute parole et sont contraints de se dresser les uns contre les autres, comme l’expliquent les auteurs dans la «note d’intention» qui précède Amnésia et résume clairement leur conception du théâtre :

«Responsabilité individuelle, responsabilité collective.

Groupe et individu.

Groupe contre individu.

Individu contre groupe.

Groupe contre groupe.

Telles sont les variations thématiques que nous continuons de creuser pour un Théâtre épique, ancré ici et maintenant».

Le questionnement 

Paradoxalement, dans ce monde où l’individu et le groupe sont condamnés au silence, on ne cesse de les obliger à parler.

L’interrogatoire musclé, typique des régimes policiers, qui atteint son paroxysme dans Corps otages et Amnésia subit, à y regarder de plus près, un incroyable crescendo depuis À la recherche de Aïda. Dès le préambule de ce long monologue dramatique qui entrecroise les événements politiques de la Tunisie et de la Palestine, de 1948 à aujourd’hui, mais se déroule, emblématiquement, sur une scène libanaise, la comédienne apostrophe le public, le prenant à témoin du long parcours historique qu’elle retrace.

Dans Corps Otages, certainement la pièce la plus complexe et la plus difficile, une ambivalence – voulue bien entendu – découle, entre autres, de l’utilisation systématique des «comédiens/personnages» qui tiennent successivement plusieurs rôles, forment des couples qui s’inversent parfois, se défont et se recomposent savamment, mêlant inextricablement les points de vue. Ce jeu d’acteurs exceptionnel ne se limite pas à la simple transformation de la victime en bourreau et vice-versa, technique somme toute classique, mais beaucoup plus subtilement intervient là où on ne s’y attend pas, produisant des effets de double jeu et d’identité trouble.

L’interrogatoire policier en tant que tel atteint son apogée dans Corps otages, de même que les problématiques soulevées jusque-là s’y trouvent portées à leur paroxysme, en raison du choix particulièrement délicat du sujet qui met en cause la mouvance islamiste.
Jalila Baccar brosse encore une fois un tableau dont la lucidité à l’égard des enjeux politiques de la Tunisie, mais aussi plus généralement des pays arabes, est immédiatement perceptible. La montée du terrorisme islamiste dans le pays durant les années 1980 a renforcé les perceptions négatives, augmenté les distances et éloigné deux univers de plus en plus incompréhensibles l’un pour l’autre. Et ce pas seulement dans le rapport Occident/monde musulman mais, comme le donne précisément à voir la pièce, à l’intérieur des sociétés musulmanes elles-mêmes où se côtoient athées, modérés et extrémistes, au risque de menacer les grands acquis socio-culturels de la Tunisie obtenus au cours de la seconde moitié du XX° siècle.
Dans le cadre d’un pays où la détresse d’une jeunesse sans avenir qui souffre et cherche des points de repère, les conséquences d’un attentat-suicide quelque peu différent de ceux dont parlent les médias quotidiennement provoquent une série de drames familiaux dans lesquels il ne s’agit plus de l’opposition tradition/modernité, mais de dissensions et d’interrogations beaucoup plus complexes et ambiguës : comment une jeune fille de famille progressiste a pu basculer ainsi dans l’islamisme radical ? Jalila Baccar cultive avec ironie le paradoxe : répudiée par son père et critiquée par sa mère car elle porte le voile et fréquente des groupes de prière, la jeune fille subira la forte répression policière aux cours d’interrogatoires violents dont il faudrait analyser la richesse du champ sémantique, qui s’organisent autour d’elle et de ses amies tel un ballet démentiel. La chorégraphie, qui se prévaut d’une gestuelle réglée au millimètre, se prolonge dans des rites religieux (prières collectives, danse soufie), à la fois fascinants et irritants, qui contrastent avec la violence des dialogues et la crudité des propos mais qui, ensemble, renforcent la centralité du corps féminin. 

Jalila Baccar

Résistance et engagement total

La situation est porteuse d’espoir mais tout reste à faire… il faut être vigilants pour construire quelque chose…», a déclaré Jalila Baccar à plusieurs reprises avant les premières élections libres dans son pays. «Il s’agit d’une révolution jeune, nous l’avons précédée, maintenant nous devons l’accompagner». Elle a foi en la révolution culturelle mais elle a refusé le poste de ministre de la Culture qu’on lui a offert, avançant qu’elle fait un métier magnifique, que sa place est au théâtre, que «le contre-pouvoir est plus important que le pouvoir». Elle ne cesse de remercier le public tunisien et rappelle les conditions dans lesquelles ont eu lieu certaines représentations durant les manifestations quand sur la scène s’affrontaient les deux camps avec fusillades et exécutions alors que dehors, dans la rue voisine, il y avait de vrais morts.

Aujourd’hui, après les élections, elle tient à rappeler que «nous sommes toujours au bord de l’abîme» et qu’il faudra défendre à tout prix les pays soumis aux abus et à l’oubli.
On peut cependant déjà enregistrer quelques conquêtes, en particulier dans le domaine linguistique car, grâce au retour du tunisien dialectal, trois niveaux linguistiques s’alternent désormais sur la scène: « l’arabe littéraire, le bédouin, le dialecte tunisien urbain».
Quant au futur, elle ne peut que poursuivre dans son renouvellement du théâtre tunisien pour promouvoir une autre culture, «pas seulement sur la scène, mais dans les esprits».
En attendant, avec Fadhel Jaïbi, elle met au point un nouveau projet de théâtre politique qui sera expérimenté avec de jeunes acteurs italiens en collaboration avec le Piccolo Teatro de Milan, puis mis en scène en 2012 afin d’établir un pont pour un théâtre citoyen et de résistance qui soit en même temps un théâtre d’art.

Comme le disait déjà Amin Malouf en 1998, dans un texte intitulé à juste titre Les identités meurtrières : «Les pays sont des pages en train de s’écrire».

Marie-José Hoyet

(25/11/2011)

Source : http://www.franceculture.fr


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