UNE APPROCHE ESTHÉTICO-SÉMIOTIQUE D’UN ÉCHANTILLON D’AFFICHES DE FILMS TUNISIENS

Par Mahmoud Jemni

Problématique

Le septième Art est par excellence le champ de la représentation. L’affiche cinématographique, bien qu’apparaissant comme un complément, n’est-elle pas l’un des éléments constituants de cette représentation ?

Comme l’a observé Gilles Deleuze, l’affiche «n’atteint à cet idéal que par l’expression cachée qu’elle comprend, c’est-à-dire par l’évènement qu’elle enveloppe». L’affiche de cinéma, «pilule subliminale» selon l’expression de Mc Lahon, ne doit-elle pas transcender le but initial, qui est d’instaurer un rapport entre un produit et un client possible, pour devenir elle-même un objet de représentation, et en conséquence un objet de savoir à analyser, afin de découvrir ce qu’elle sous-tend, ce qu’elle cache ?

En tant que système de signes, comme la langue parlée ou écrite, l’affiche s’apprête à dévoiler son sens, voire ses différents messages.

Nous insistons sur l’expression «différents messages» car l’affiche de cinéma est hétérogène. Roland Barthes n’a-t-il pas donné une clef d’interprétation dans son texte «Rhétorique de l’image» sur l’existence de trois types de messages, nous donnant ainsi la possibilité d’opter pour une méthode d’analyse, et de reprendre à notre compte les questions qu’il a posées, à savoir :

  • Comment le sens vient-il à l’image ?
  • Où ce sens finit-il ?
  • Et s’il finit, qu’y a-t-il au-delà ?

Ces trois questions ne nous imposent-elles pas d’opter pour une analyse sémiotique que nous compléterons par une interprétation esthétique, tout en sachant que l’esthétique n’a pas de méthode propre ? Il n’existe ni règles ni méthode d’analyse clairement établies. Cependant l’approche esthétique nous permet de saisir l’impact «émotionnel» que l’affiche entend provoquer auprès du public. Cette approche s’impose, malgré ce qu’elle suppose comme risques, car elle traduit les pratiques sociales d’une période déterminée.

Pierre Solin atteste que cette démarche est fortement subjective. Il écrit : «l’esthétique se définit à travers les conventions d’une société, mais seuls ceux qui la cherchent finissent par la construire».

Notre rapport au cinéma tunisien, dont certaines affiches forment l’objet de ce mémoire de recherche, est d’abord esthétique parce que l’intuition, la jouissance, l’émotion conviennent parfaitement à notre tempérament. Nous revendiquons cette subjectivité, que nous traiterons d’aborder par une approche sémiotique. En effet, nous essaierons «de voir s’il existe des catégories de signes, et si ces différents types de signes ont une spécificité et des lois propres d’organisation, des processus de significations particuliers». Autrement dit, voir comment les trois messages (l’iconique, le plastique et le linguistique) interagissent et comment se font la connotation et la dénotation ? Cette «interaction» diffère-t-elle selon le thème et le contenu des films ? Par exemple, l’affiche relatant un film à dominante sociale est-elle aussi suggestive et poétique qu’une affiche de film documentaire ou d’inspiration soufie ? Chercher aussi si les affiches retenues, quelle que soit leur catégorie, ont des relations de différence et/ou de proximité ?

Pour vérifier la pertinence de ces questions posées dans notre problématique, nous avons choisi seize affiches d’après une typologie du cinéma tunisien opérée par nos soins.

Pour retenir ces 16 affiches, nous avons décidé que chaque catégorie serait représentée uniquement par deux affiches, afin de ne pas alourdir notre travail d’analyse. Nous avons veillé à ce que les dates soient à la fois distancées et réparties sur les décennies du cinéma tunisien. Ainsi, à titre d’exemple, la première affiche représentant le cinéma documentaire remonte à 1964 avec Rapsodie berbère, tandis que celle de «J’en ai vu des étoiles» date de 2006.

Nous avons été attentifs à ce que notre corpus soit représentatif sur le plan figuratif. Il est composé de cinq (5) affiches en noir et blanc, six (6) affiches en couleur et cinq (5) affiches peintes à la main. Les deux premiers groupes sont constitués de photogrammes. Huit des affiches du corpus sont écrites dans les deux langues. Étant destinées à un public bilingue, nous n’avons pas hésité à présenter des affiches en français. Les contenus plastiques et iconiques demeurent inchangeables. La différence se révèle au niveau de la langue écrite seulement.

Comme les chances de visibilité de nos films sont rares en dehors de nos frontières ou de celles de la France, nous avons décidé de ne pas nous intéresser aux affiches conçues pour un public non-tunisien. Nous n’avons pas cherché à savoir s’il existait d’autres affiches pour le même film. La comparaison des affiches selon les destinataires n’est pas actuellement notre souci.

Ces principes prédestinant notre choix nous aideront à confirmer ou à infirmer les hypothèses suivantes :

  • Les affiches appartenant aux années 60 et 70 sont dénotatives. Elles renvoient directement à leur objet. Leur connotation est monolithique et figée. Ces affiches constituent une sorte d’«image fermée», exceptée celle de «Khalifa le teigneux».
  • À partir des années 80, les affiches deviennent pleines d’illusions. Plus on s’approche du présent, plus on va du simple et monovalent au complexe et polysémique.
  • La considérable évolution sur le plan connotatif incombe au rôle des designers et au technologique.
  • Dans certaines affiches, le texte (titre et/ou citation) suggère plus de sens que les autres messages car il est chargé culturellement.

L’étude de ces affiches s’appuiera, entre autres, sur le point de vue de quatre réalisateurs et de deux designers, ainsi que sur le regard d’un groupe de récepteurs, étudiants en cinéma dans leur majorité. L’âge et l’expérience des réalisateurs diffèrent. Ce n’est pas le cas pour les designers qui sont, tous deux, jeunes. L’appel aux étudiants se justifie, à notre avis, au moins par deux raisons : parce qu’ils sont des destinataires cinéphiles, qu’ils sont capables de nous offrir une variété de lectures grâce aux savoirs pratiques, culturels et esthétiques accumulés au cours de leur cursus. L’entretien était, à notre avis, la technique la plus adéquate.

La discussion avec les réalisateurs vise à définir le rôle de chacun dans la conception de l’affiche de son propre film. Le réalisateur a-t-il imposé son point de vue ou subi celui d’une tierce personne ? Les mêmes questions ont été posées aux designers en insistant sur leurs apports en tant que «techniciens créateurs».

L’entretien mené avec les étudiants est semi-directif. Il porte sur les axes suivants :

  • L’affiche relate-elle le contenu du film ?
  • Quels sont les éléments de l’affiche qui attirent le plus l’attention ?
  • Comment interagissent les trois messages ?
  • Comment l’espace de l’affiche a-t-il été géré ?

Il n’y aura pas de méthode propre pour analyser les différents propos. Les idées les plus pertinentes seront reprises lors de notre propre analyse.

Par l’association de ces intervenants, nous visons à inscrire l’affiche dans son propre contexte historique afin d’essayer de rendre manifeste son «intertextualité».

Les grilles que nous utiliserons lors de notre propre lecture sont fortement inspirées du travail de Jean-Jacques Boutaud (Sémiotique et communication) et d’Anne-Marie Thibault-Laulan (Image et communication). Ces grilles nous permettent de «concevoir, sur la base de l’iconicité, une architecture de codes étagée sur les plans d’expression et de contenu». Elles mettront l’accent sur :

  • le code graphique,
  • le code topologique,
  • le code morphologique,
  • le code photographique,
  • le code typographique,
  • le code pictural,
  • les codes d’identification sociale,
  • les codes des situations sociales,
  • les codes des relations sociales.

Avoir recours à ces codes facilitera notre interprétation car les goûts et les valeurs changent, les modes d’expression et les codes aussi. Hussey (2005)… écrit : «Il faut qu’il ait une structure sémiotique dont les signifiants et les signifiés soient conventionnels, c’est-à-dire admis par contrat, composés par l’image ou admis par une loi».

Des lois pour que l’analyse ne soit pas une sorte d’inventaire des connotations, mais un éclairage pour pouvoir comprendre et montrer, s’il y a une «modification», pour ne pas dire une évolution et des tendances, dans l’interaction des différents messages des affiches retenues.

Références :

  • Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969.
  • Pierre Sorlin, Esthétique de l’Audiovisuel, Ed. Nathan Université, 1992.
  • Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image, Armand Colin, 2006.

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