L’IMPASSE DU TEMPS PERDU : UNE REMÉMORISATION DOULOUREUSE

Par Mahmoud Jemni pour cinematunisien.com

Le film débute par un plan-séquence. À la fin de celui-ci, un travelling latéral balaie la cour d’une maison avant de nous dévoiler une vieille dame, attablée au milieu d’une chambre. Temps : la nuit. Vent, ruissellement, miaulement, grondement de tonnerre et chant liturgique habilement mixés constituent la bande-son de la partie exposition de «L’Impasse du temps perdu» de Elyès Baccar.

La caméra, dès le début, dévoile sa fonction : une caméra-guide. Elle a scruté l’espace : les ruelles, puis une partie de la demeure de la vieille dame. Elle accompagnera, par la suite, le spectateur dans un voyage dans le temps. On est désormais face à un présent figé et un passé sans cesse revisité. Un vrai travail d’exploration sera entrepris à travers les séquences qui se succèdent et s’entremêlent, donnant au film l’aspect d’un carnet de notes. Chacune de ses pages relate des souvenirs enfouis.

Ni monologue, ni dialogue. Aucune parole n’est prononcée par la protagoniste, et pourtant nous voici témoins de l’«archéologie d’une vie» avec ses heurs et ses malheurs. L’image et la bande-son se sont partagés équitablement cette remémoration en évoquant l’enfance, la jeunesse et l’âge mûr. D’où la succession et l’entrelacement des séquences. Faire se succéder et s’entrelacer constituent le mode de rappel du passé.

De l’«être» vers «l’avoir été» :

On est dans le présent. Il s’est arrêté. Une vieille dame septuagénaire, voire octogénaire, est seule chez elle, la nuit, au cœur de la médina, entourée de vieux meubles, d’accessoires, d’ustensiles dignes d’une brocante. Que reste-t-il de cette veuve ? Un visage plein de rides superbement filmé de profil, de lourdes jambes supportant mal un corps exténué par le poids des années. Il y a aussi de petits gestes anodins, tels ceux des doigts «caressant» une cigarette. De petits pas aussi, arpentant son espace vital : de la chambre à coucher au salon et à la cuisine, et inversement. De petites bouffées de tabac, comme pour rompre avec cette solitude et ponctuer le temps. La ponctuation du présent a été assurée par des signes visuels montrant des pendules de différents styles. Elle est, aussi, la dame qui n’appréhende pas la mort. Elle attend sereinement la fin de ses jours. Paisiblement, elle s’est confiée au réalisateur vers la vingtième minute. De l’«être», il y a aussi son regard qui nous oriente vers l’«avoir été». Ce qu’elle a été. Enfant avant tout. L’enfance et les enfants ont été présentés, lors des quatorze premières minutes, cinq fois : en bas-âge deux fois, plus âgés trois fois. Puis jeune femme sensuelle, souriante, débordant d’énergie, de désir avec un amour voué à la liberté et à l’émancipation (lire un roman, fumer le narguilé, danser et chanter devant une glace). Il y a évidemment le couple. Le mari devant le lavabo chantonne «lyh ya banefsej»

Ces différents signes visuels constituent, avec les signes sonores (chants allant des années vingt aux années soixante), une terrible métonymie à laquelle se résume le film. Présent et passé fonctionnent en miroir. L’un est le reflet de l’autre. Elyès Baccar, à travers la vieille dame, s’emploie à rejoindre ce temps perdu. D’où une remémoration douloureuse, perçue comme un cheminement intérieur et ayant pour objectif la lutte contre l’oubli.

D’un plan à un autre il y a le souvenir, signe d’opposition à la disparition mentale et physique. Cette opposition a été matérialisée dans le film par la présence des miroirs. Le miroir a toujours cette double fonction : projeter/refléter. Le miroir, comme accessoire réflecteur dans le film, s’apparente à un style d’écriture amplement utilisé par le réalisateur de ce court-métrage : champ contre champ. À chaque fois il y a un face-à-face. La dame est face à son passé et à son défunt mari. Le présent est face au passé. Trois séquences méritent d’être évoquées. La première, quand la veuve se dirige vers la cuisine pour se préparer un café turc. Dès que le café remonte, elle se retourne et fixe le lavabo. En fait, elle est en train de contempler son mari, ou plutôt elle fantasme. Le mari, la cinquantaine à peine, soigne son look et chantonne «lyh ya benefsej». Changement d’axe. C’est lui qui la regarde, souriant et impatient. Il ne cesse de la séduire. Ses yeux le trahissent. Un autre contre-champ. La veuve regarde toujours dans la même direction. Il n’y a personne devant le lavabo. Seul le bruit du café qui bouillonne se fait entendre.

Dans une autre séquence, la vieille femme avance jusqu’à un fer forgé donnant sur une chambre. Elle le tient. Gros-plan sur deux mains. La plus jeune caresse celle de la dame. Le bris d’une glace met fin à ce moment de tendresse. Toujours avec le champ contre champ et le fer forgé, le personnage principal et une fillette accomplissent les mêmes gestes avec des regards croisés. La fillette arrive, regarde à travers le fer forgé, recule, se baisse et disparaît du cadre. Le fer forgé pourrait lui aussi avoir une double fonction : stimuler/inhiber. Donc voyager dans le passé et se fixer dans le présent.

L’abscisse du temps ne contient que deux éléments, en l’occurrence : le passé et le présent. Il y manque le futur, ou plutôt le devenir. La vieille dame n’en a pas. Elle n’a aucun projet. Elle n’attend que la mort. Tout cela a été bien représenté.

La première partie du film était habilement écrite. Elle nous a aidés à remonter à la genèse pour nous faire comprendre après coup comment vivait cette majestueuse dame. Je suppose qu’elle nous a tous séduits. Hélas, le remplissage avec des scènes de transe et de projection de diapos a terni l’épilogue. «L’Impasse du temps perdu», sans les dix dernières minutes, serait un joyau. Il est matière à réflexion sur le troisième âge, la psychologie des personnes âgées, la solitude, l’oubli et l’existence même.

Mahmoud Jemni.


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