MILLEFEUILLE : FAIRE S’ÉPANOUIR LES FEMMES EN TUNISIE

Aïcha (Souhir Ben Amara) et Zaineb (Nour Mziou)

Par Michel Amarger – africine.org – Publié le 05/06/2013

  • LM Fiction de Nouri Bouzid, Tunisie / France, 2012
  • Sortie France : 5 juin 2013

Les espoirs et les déconvenues déjà engendrées par la Révolution tunisienne alimentent des documentaires qui régénèrent la production locale. Mais les longs-métrages de fiction qui abordent en profondeur le sujet sont rares. Alors Nouri Bouzid fait, une nouvelle fois, figure de précurseur en captant les frémissements des jeunes Tunisiennes qui en vivent les contradictions au quotidien. Le réalisateur poursuit ainsi une évolution déjà engagée dans son cinéma. Connu pour ses portraits d’hommes blessés, L’Homme de cendres, 1986, Les Sabots en or, 1988, ou Bezness, 1992, Nouri Bouzid s’est mis à explorer la condition féminine dans Tunisiennes, 1997, Poupées d’argile, 2002, et aujourd’hui Millefeuille, 2012.

Le récit débute le 13 janvier, en pleine Révolution, dans les foyers de deux amies. Zaineb, serveuse de restaurant, prétend vivre librement sans voile. Son frère Hamza, qui sort de prison, revient avec des idées plus strictes et adhère aux vues des salafistes qu’il fréquente. Aïcha, employée au même endroit que Zaineb, vit à côté en élevant ses sœurs. Mais elle est cantonnée aux cuisines car elle porte le voile par choix. Le retour de Hamza, qui a été son amoureux, réveille des sentiments enfouis. Or Aïcha est conduite à se dévoiler pour remplacer Zaineb. Car le fiancé de cette dernière, qui fait monter la pression pour qu’elle se voile, est aidé par la mère de la jeune fille qui la séquestre. L’appel de la rue, où la Révolution est en marche, pousse les jeunes femmes vers une respiration salutaire.

«Je voulais montrer ce qui manquait à la révolution «visible», la révolution intérieure, la transformation de ces deux filles, non à travers l’action mais par réaction, par refus intérieurs», avance Nouri Bouzid. «Aïcha et Zaineb ne sont pas militantes, elles sont emportées par le courant de l’Histoire et de la Révolution tunisienne». De fait, il rapproche sa caméra de deux destins individuels dont l’axe se joue autour du port du voile. Et pour être plus percutant, Nouri Bouzid déplace les questions de religion et de politique, qui agitent la société, sur le plan des individus. Cela le conduit à filmer au plus près des corps autant pour les désacraliser que pour poursuivre le cinéma des sens et de la sensualité qu’il a toujours pratiqué.

Le réalisateur valorise avec délicatesse la résistance de Zaineb lorsque sa tante essaie de la voiler. Il s’attache à respecter le choix d’Aïcha de porter le voile, en accord avec la parole donnée à sa mère. Souhir Ben Amara pour qui le rôle d’Aïcha a été écrit, et Nour Mziou, étudiante de théâtre, s’impliquent dans des personnages combatifs. En défendant la place des femmes, le réalisateur bouscule les préjugés. «Je martèle que leur corps n’appartient ni à leur père, ni à leur frère, ni à leur mari, ni à leur fils», souligne Bouzid. «Une femme est libre de son corps. Clandestinement si elle le souhaite. Mais je revendique qu’elle puisse aussi le faire publiquement».
Les jeunes hommes sont vus avec plus de sens critique. Hamza, le frère de Zaineb, est tenté d’appliquer les idées des salafistes dans sa famille. Mais ses déchirements, entre le collectif et l’individuel, le poussent à une prise de conscience qui le rapproche d’Aïcha. «C’est l’expression de ma propre espérance pour l’avenir», confie Bouzid. Il n’est pas tendre non plus avec le prétendant de Zaineb, un parvenu charmeur qui veut s’acheter une femme voilée sans l’exprimer. Et le rôle conservateur des mères, empressées de trouver un bon parti à tout prix pour leur fille, est directement pointé.

Ces charges intégrées avec mesure dans le récit n’excluent pas des moments plus ludiques. Bouzid se plait à filmer la cuisine où les ouvrières confectionnent le millefeuille qui sert de titre français au film. «Toutes ces femmes parlent symboliquement du chaos des partis. C’est ma façon de refuser la gravité et la solennité du discours politique», assure-t-il. Millefeuille épingle pourtant l’influence croissante des religieux en Tunisie. «Je crois fermement que les meilleurs défenseurs de l’Islam sont ceux qui ne veulent pas le salir avec la politique», affirme t-il.

Ce message est porté par un scénario solide, qui a obtenu une subvention de l’État, un an avant la Révolution. L’aide des producteurs français a permis de tourner, avant l’installation du nouveau gouvernement. Ainsi le film aborde le sens des libertés. Le cinéaste s’y glisse en accordéoniste aveugle, chantant «Je ne meurs pas», ce qui est le sens du titre original. C’est aussi l’expression de la résistance de Nouri Bouzid qui déclare : «Je crois que la Tunisie a besoin d’un message de coexistence et non de concurrence. Il faut arrêter de violenter l’autre pour ses choix de société ou de vie… Une conviction ne s’impose pas, elle se partage».

Vu par Michel AMARGER

(Afrimages / RFI / Médias France)

Publié le 05/06/2013

Source : http://www.africine.org/


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire