FADHEL JAÏBI : «SI L’ART NE DÉRANGE PAS, IL NE MÉRITE PAS D’EXISTER»

Propos recueilli par Hanene Zbiss – realites.com.tn – 24-01-2008

Fadhel Jaïbi, cet infatigable militant pour la liberté individuelle face à l’hégémonie sociale, continue à pas sûrs son chemin et n’arrête pas de nous surprendre d’une œuvre à l’autre par la pertinence de sa démarche, la force de son langage artistique et son incessante recherche de créativité. Après «Khamsoun», voici «Junun», le film qui vient remuer nos certitudes et interpeller notre réflexion sur un monde obscur, celui de la maladie mentale et de la société des bas-fonds. Il a accepté de nous en parler, de nous révéler ses préoccupations artistiques et idéologiques et surtout le secret d’un duo aussi réussi avec sa compagne de toujours, Jalila Baccar. Interview :

D’abord pourquoi passer de la pièce du théâtre au film ?

  • Ce n’est pas la première fois que je fais cette expérience. Je l’ai déjà faite avec «La Noce» et «Arab», mais c’était surtout pour archiver et conserver une trace de mes oeuvres car la télévision tunisienne ne faisait pas son travail à l’époque. Pour «Junun», c’est différent. Nous avons pensé, Jalila et moi, que c’est un spectacle qui s’apprêterait au cinéma, ce qui n’est pas le cas de toutes les pièces que j’ai faites. Le théâtre opère en simplifiant jusqu’à l’os l’image, en n’allant que vers le comédien. Par contre notre imagination voulait aller plus loin c’est-à-dire vers la vie réelle, l’hôpital Razi, la maison du malade et son milieu naturel. Paradoxalement, quand il s’est agi de faire le film, ce n’était pas vers ces lieux-là que nous nous sommes dirigés. Je n’aurais jamais filmé dans un hôpital psychiatrique, ni dans des rues ou des espaces réels. Je voulais, en fait, reconstituer Tunis à travers le filtre du regard meurtri du malade, du regard complètement marqué par la schizophrénie. Donc, j’ai choisi de filmer dans un lieu souterrain, underground, lyrique, très bariolé avec des couleurs sobres ou alors très monochromatiques. Je voulais épouser le point de vue de Nun, en reconstituant le monde aperçu par un “rat d’égout” qui représente une société condamnée à l’errance souterraine dans les bas fonds de la cité. Pour cela, j’ai opté pour le chantier du futur siège de la Télévision tunisienne, lieu par excellence de la liberté confisquée et de la marginalisation. Cet endroit est magique car il préparait dans ses fondations l’avenir de l’information et de la liberté d’expression dans ce pays. Et quel est le drame de Nun, sinon celui d’être castré par l’autorité du flic, du père, de l’instituteur, de la mère, du grand frère, de la religion et de la morale ? Il était confiné dans un espace complètement réduit. Alors il n’avait d’autre choix que de se mettre à hurler. J’ai trouvé dans cet espace tout ce qui peut satisfaire ma fantasmagorie et la profonde angoisse du personnage de Nun.

Dans le film, on sent qu’il y a une mise en scène théâtrale, pourquoi ?

  • Pas du tout. Il n’y a pas de théâtralité, à aucun niveau. Les gens disent cela parce qu’ils savent que je viens du théâtre. Croyez- vous que le public et le jury du Festival des 3 Continents de Nantes, qui m’a accordé le Prix du Nouveau Regard pour ce film, étaient dupes ? Ici, on n’arrête pas de me coller la théâtralité dans mes productions cinématographiques depuis «Arab» et «La Noce». Ce n’est pas parce que je filme des lieux irréels que je fais du théâtre dans le cinéma. Il faut prendre en considération les mouvements de la caméra, son rythme nerveux, sa focalisation sur les détails, le fragment, la portion et le sous-ensemble. On ne peut faire cela que dans le cinéma. Le théâtre ne se filme pas, il se capte car c’est un acte éphémère qui prend fin au moment où se termine la pièce. Je trouve que c’est injuste de dire que je fais du cinéma d’une manière théâtrale.

En regardant le film, on remarque qu’il y a beaucoup de gros plans sur le personnage principal, que voulez-vous montrer par là ?

  • C’est essentiellement pour pouvoir épouser la douleur de Nun et la rapprocher au maximum du spectateur. Faire des gros plans sur les yeux, les narines, la bave qui coule de la bouche, les mains tremblantes et sales, le corps dénudé, c’est filmer l’homme dans sa misère. Seul le cinéma permet de faire cela.

Dans vos œuvres, vous cherchez à mettre en évidence la situation fragile de l’individu dans la société, sa réclusion, mais aussi son combat pour se libérer. C’est quoi votre objectif essentiellement ?

  • Mes œuvres mettent en évidence l’errance, la fêlure de l’être maudit et marginalisé. Elles focalisent sur la misère de l’individu et en même temps sur sa capacité de résistance et d’insoumission au fait accompli. Tous mes spectacles et films enfoncent le même clou. Ils portent sur la responsabilité collective face à la responsabilité individuelle. L’homme face à son destin et face à lui-même. J’essaie de lui dire qu’il est responsable de ce qui lui arrive. C’est très facile de jouer à la victime. Je veux qu’il comprenne qu’il est à la fois victime et bourreau. Il ne faut pas céder à la fatalité et accepter la tutelle. Il est plus important et valorisant de se battre, de se révolter et de résister individuellement et collectivement.

On note une certaine continuité dans le film «Junun» et la pièce «Khamsoun», notamment au niveau de votre position de la gauche et du fondamentalisme. Est ce vrai ?

  • Dans «Junun», c’est vrai que c’est une femme de gauche, avec son parcours philosophique et qui devient plus tard une psychothérapeute qui mène la danse. Il s’agit bien sûr de Néjia Zemni, celle qui a écrit l’histoire qu’elle a vécue réellement avec ce personnage exceptionnel, Nun. Elle s’est engagée de tout son coeur dans son histoire comme un peu ce qu’a fait «Mériem» dans «Khamsoun» quand elle s’est lancée dans une lutte acharnée pour sauver sa fille et derrière elle, toute une jeunesse égarée de l’influence fondamentaliste.
    En ce qui concerne la question de la religion, vous remarquez bien que dans «Junun», Nun est approché par les intégristes au sein de la mosquée où l’on veut lui faire un lavage de cerveau, mais il y échappe de justesse car c’est un poète, donc il est inaliénable. C’est le fils spirituel de Mnaouer Smadeh. Il résiste aux intégristes qui veulent faire de lui, peut-être, une espèce de kamikaze. Tout cela est plus présent dans la pièce «Khamsoun», où l’on voit nettement les multiples dysfonctionnements de la société. La schizophrénie de Nun renvoie à une schizophrénie sociale pathogène et porteuse de toutes formes de folies et d’excès, qu’ils soient moraux, religieux ou politiques. «Khamsoun» intégrerait bien un personnage comme lui, mais elle intègre aussi une société entière, car elle retrace cinquante ans d’histoire de la Tunisie qui ont engendré des Nun et des projets de Nun.

Selon vous, est-ce que les idées de gauche ont encore leur place dans le contexte d’aujourd’hui ?

  • Bien sûr, car la gauche défend des valeurs qui sont encore de mise, comme les principes fondamentaux de la liberté, du partage, de la laïcité, de la démocratie, du droit de la femme et de la justice. C’est une gauche sur laquelle je fonde tous mes espoirs possibles, quels que soient les enjeux mondiaux. Et je pense que si le monde a une chance de s’en sortir, c’est à grâce à elle. Mais elle est aujourd’hui en crise et doit se mettre en question. On n’est pas complaisant avec la gauche, au contraire, on exige d’elle un examen de conscience, ce qui est très visible dans la pièce «Khamsoun» et dans le film. Il faut qu’elle fasse son autocritique. J’avoue que ça n’a pas été sans douleur pour nous de la faire, mais c’était nécessaire.

Vos œuvres dérangent car elles révèlent les vérités qu’on cherche à refouler, pensez-vous que la société tunisienne est prête aujourd’hui à les affronter ?

  • Je n’en sais rien mais, si elle n’est pas prête, il faut faire en sorte qu’elle le soit. Il faut que ça bouge et que les gens prennent conscience de leur situation pour changer les choses. Il faut déranger, mettre en doute les idées reçues et les certitudes et ouvrir le débat. Si l’art ne dérange pas en donnant du plaisir, il ne mérite pas d’exister.

Mais l’artiste tunisien, qui est de plus en plus marginalisé, est-il capable de changer les choses?

  • S’il est aujourd’hui marginalisé, c’est qu’il est quelque part responsable de sa situation. Nous sommes, Jalila et moi, l’exemple vivant du refus de la marginalisation. Il faut savoir résister, élever la voix pour dire non. On revient toujours au thème de la victime et du bourreau. C’est la victime qui invente le bourreau. Si elle savait lui résister, un jour ou l’autre il cesserait d’exister. L’artiste ne doit s’en prendre qu’à lui-même et se battre.

Vous formez un duo très réussi avec Jalila Baccar, c’est quoi le secret de votre réussite ?

  • Nous ne sommes pas un couple comme les autres. Nous sommes avant tout des compagnons, des complices. Nous nous sommes formés ensemble à la tolérance, à l’écoute de l’Autre, à l’échange, cherchant à chaque instant à apporter un plus à la société. On a fini progressivement par avoir des adhérents à nos idées et nous espérons communiquer cette flamme aux personnes qui viendront après nous. En plus, nous sommes des gens de terrain, nous nous nourrissons de la réalité de tous les jours avec le maximum de vigilance et d’exigence et nous essayons de répercuter tout cela dans nos oeuvres. Du coup, Jalila qui écrit et moi qui mets en scène, ou moi qui écris et Jalila qui joue, ce sont les différentes facettes d’un duo inter-dépendant mais indépendant. On régit ensemble notre vie personnelle et professionnelle, car dans la vie on a besoin de ses deux jambes pour avancer et de ses deux mains pour applaudir, étreindre et même étrangler.

Croyez-vous que les générations futures d’artistes porteront en avant vos idées ?

  • Nous faisons tout pour que ça soit ainsi. J’exerce ce métier depuis plus de trente ans et j’adore communiquer et faire parvenir mes réflexions, mes frustrations, mes espoirs à tous ceux qui m’entourent. Je suis un enfant d’instituteur et j’ai été nourri au transfert du savoir. Évidemment ça ne peut pas marcher avec tout le monde, mais avec certains qui essayent de tracer leurs propres chemins, c’est la loi de la nature. Je pense que nous laisserons fleurir quelques graines après nous.

Hanene Zbiss

redaction@realites.com.tn

24-01-2008


 

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