CINÉMA TUNISIEN : L’ŒIL OU LE REGARD ?

S.r. – La Presse de Tunisie – 19 mars 2010.

Pour un documentariste, l’œil, un bon œil, est indispensable. Quant au regard, c’est une question de culture, de connaissances, de savoirs et de goûts.

Pour bien observer, il faut tout d’abord commencer par l’immaculée perception. Jean Rouch, documentariste français, africanisant résolu, à qui d’aucuns reprochaient son regard d’entomologiste sur les Noirs, aimait donner cette réponse : «Il se peut que mon regard se trompe. Mais j’ai plutôt tendance à avoir confiance en mon œil». L’auteur de La Pyramide humaine et de Moi, un Noir établit donc une distinction nette entre l’acte de regarder qui peut être conditionné et déterminé par des partis pris, des considérations idéologiques et politiques ou autres, et l’acte de voir qui implique une démarche sensitive où le sentir l’emporte sur la pensée.

S’il y a des cinéastes qui ont exploré l’aventure de l’œil et ses incalculables implications, ce sont les documentaristes qui, mieux que les autres, ont vivement ressenti le rôle délicat et vital de cet organe dans l’observation du réel. Ce qu’a filmé la Libanaise Jocelyne Saâb, par exemple, dans son superbe documentaire Pouvoirs et Luttes : l’utopie en marche, réalisé en 1980, ce n’est pas seulement l’avènement d’une république islamique, mais aussi et surtout les blocages et les barrières dressés par les nouveaux dirigeants devant l’oeil d’une caméra portée par une femme qui ne portait pas de tchador.

Le ciné-œil de Dziga Vertov

En phase avec l’effervescence de la révolution soviétique, L’Homme à la caméra ouvre aussi bien une voie à un cinéma de recherche, expérimental, qu’à une pratique documentaire débarrassée du fardeau du «sujet à traiter». Il apporte la démonstration, en 1929, que le cinéma s’invente de lui-même, à partir de la maîtrise de ses propres ressources techniques et de la promesse qu’il porte en lui d’une autre perception, d’une autre compréhension du monde, jusqu’ici impensable.

L’Homme à la caméra suit un double fil : la progression d’une journée dans une grande ville et le processus d’élaboration du film que nous sommes en train de voir. La fabrication du film – tournage, montage, projection – est inséparable des mouvements anonymes de la ville, des circulations des mobiles et des inconnus, de la production industrielle, de la discipline des corps comme de leur érotisme, et même de la veille, du sommeil et du rêve. C’est une seule et même énergie qui travaille.

Une mutation est en cours, comme le montre le plan final du ciné-œil (œil et optique en surimpression). Une nouvelle forme de subjectivité se profile ici, entièrement autonome et anonyme. L’automatisme de la machine cinématographique répond à l’autonomie du collectif. Notre conscience est désormais machinique, seul le cinéma peut alors en produire la vérité, et ce, par tous les moyens qui lui sont propres, des prises de vues cachées aux trucages, en passant par l’opération clé du montage.

L’œil de Hichem Ben Ammar

Le film de Hichem Ben Ammar J’en ai vu des étoiles à l’heure de la sieste, réalisé en 2006, s’ouvre sur une séance d’ophtalmologie au cours de laquelle un médecin examine l’œil malade de Rezgui Ben Salah, célèbre boxeur des années cinquante. Le corps de ce pugiliste réputé et redouté est réduit à cet organe défaillant que le scalpel d’une femme scrute sous les feux du projecteur. Il y a dans l’incongruité de cet oeil, soulignée par l’obscénité d’un gros plan insistant, comme l’inscription générique du défi lancé par le réalisateur aux spectateurs : au-delà de la vision à l’œil nu, êtes-vous capables de décrypter quoi que ce soit ? Un œil abîmé où semble s’être entièrement déposée la décrépitude d’un être, n’est-il pas encore le foyer le plus apte à témoigner des bévues des autres et de leurs errements ?

Un boxeur a surtout besoin, sur le ring, de ses mains, de ses jambes, mais aussi de ses yeux, de son regard d’aigle et de son flair. Les sportifs de haut niveau vivent très mal leur vieillissement et ont beaucoup de mal à s’adapter à une époque moderne qui voit se multiplier les clonages de toutes sortes. Au cours d’un combat de béliers, Rezgui Ben Salah, debout, le visage masqué par des lunettes noires, est un spectateur ordinaire parmi une foule de jeunes et d’adultes qui donnent de la voix pour enflammer la confrontation impitoyable. À l’issue du spectacle, Rezgui, se couvrant d’un ample manteau, repart en silence, tel un aveugle venant d’un autre monde.

De l’œil du boxeur qui se fait ausculter, il ne subsiste qu’un éclat métallique blafard, qu’une lésion saignante qu’il sera difficile de guérir. Le boxeur appartient à un monde qu’il ne reconnaît pas et qui n’est plus le sien. Qu’en est-il de l’œil du spectateur ? Nos yeux deviendraient-ils des organes superfétatoires, branches mortes vouées aux herbiers des ophtalmologues ? S’il tient toujours à jouir, tel un enfant, le spectateur n’a qu’à scruter son propre œil, se perdre dans son iris et éviter de se repaître des expertises savantes qu’on pourrait lui dispenser. Dans les documentaires de Hichem Ben Ammar, la démarche jubilatoire adoptée est la réponse appropriée à l’autarcie du point de vue. Pour que cette jouissance devienne agissante, il est nécessaire de courir le risque de la brancher aussi sur cette composante fondamentale du matériau documentaire : ses brouillons et ses impuretés.

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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