DORA BOUCHOUCHA, DIRECTRICE DES JOURNÉES CINÉMATOGRAPHIQUES DE CARTHAGE : VERS UN FESTIVAL ANNUEL — ENTRETIEN AVEC OLIVIER BARLET

© Dora Bouchoucha, O.B.

Par Olivier Barlet – africultures.com – Publié le 23 février 2015

Créées en 1966 par Tahar Cheriaa sur une base panafricaine, les Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) sont un festival historique, jusqu’ici biennal en année paire. Il est annoncé que les JCC vont devenir annuels. L’édition 2014 a été déplacée pour cadrer avec le calendrier électoral tunisien et s’est déroulée à Tunis du 26 novembre au 6 décembre. La productrice Dora Bouchoucha, qui a dirigé les éditions de 2008 et 2010, a été rappelée cette année pour coordonner cette 25ème édition.

Le festival est moins long qu’auparavant : quelles en sont les raisons ?

  • Le festival a été effectivement un peu écourté : de douze jours au départ, nous sommes passés à une semaine. Pour des raisons budgétaires, aussi parce qu’on a moins de salles aussi. En 2010, j’avais déjà réduit le festival à 9 jours. Je trouve que sinon c’est trop. Du coup, le jury n’a que six jours pour voir tous les films : 15 longs-métrages et 18 courts-métrages. C’est lourd mais, pour avoir été dans de nombreux jurys de par le monde, je peux dire que c’est possible !

C’est une lourde casquette à porter que d’être directrice ?

  • Je ne voulais pas le refaire car je produis des films et mes films n’ont jamais pu être dans le festival en compétition pour ne pas prêter à confusion : c’est très pénalisant pour les réalisateurs que je produis. Cela dure depuis longtemps puisque, avant d’être directrice, j’étais dans le comité directeur, impliquée dans l’atelier de projets que j’ai créé en 1992 et qui a continué jusqu’à aujourd’hui où il passe à une nouvelle forme avec Takmil, bourse destinée à finir les films et donc à financer la post-production. En 2012, je n’ai assisté qu’à l’ouverture. Le festival a connu un vrai regain de vie et j’ai accepté cette année de le porter.

La décision de le rendre annuel semble être actée.

  • Un festival tous les deux ans n’est plus compatible avec ce qui se fait dans le monde et plus particulièrement dans la région. Sur l’échiquier mondial des festivals, il fallait qu’il devienne annuel. Tous les deux ans, il n’est pas possible d’avoir des dates fixes et de s’imposer. L’atelier de projet a aidé de nombreux de films, un des premiers était Les Silences du Palais. Mais nous ne pouvions demander l’exclusivité ensuite avec un festival tous les deux ans. Je m’étais inspirée du concept de Rotterdam : cela répondait à la réalité de l’époque. Il s’agissait d’aider des porteurs de projets à améliorer leur scénario. Cela a fait des petits un peu partout. Les festivals arabes qui sont nés ces dernières années l’ont fait et ont pu demander l’exclusivité car ils sont annuels. Les JCC ne peuvent vivre uniquement sur leur ancienneté historique.

C’est en fait une vieille revendication.

  • Oui. Avec de nombreux cinéastes, nous l’avions demandé déjà en 2010. Le festival n’était pas dans une réelle alternance avec le Fespaco et ce n’était pas viable. Le ministre allait l’annoncer mais la révolution est survenue entre-temps. Et dans la situation bouillonnante du pays, il était difficile de le réaliser très vite.

Les festivals du Golfe qui dotent leurs prix de grosses sommes représentent-ils une forte concurrence ?

  • On l’appréhendait quand ils ont vu le jour. C’est vrai qu’ils demandent l’exclusivité. Mais finalement, je trouve que c’est différent. Le problème est qu’ils se passent tous en même temps. Eux disent que c’est une question de climat : c’est trop chaud autrement.

L’enjeu serait ainsi d’affirmer une spécificité renforcée pour les JCC ?

  • Oui, il faut redéfinir le festival tout en le rendant annuel. Il lui faut un bureau permanent, même s’il est sous l’égide du ministère de la Culture.

Cette année, le festival a dû être déplacé pour tenir compte des élections.

  • Oui, il était prévu du 1er au 8 novembre, mais il aurait été pris en sandwich entre les législatives et les présidentielles. J’étais vraiment prise de court : je devais avoir les frères Dardenne, Nadine Labaki, Abderrahmane Sissako devait présider le jury, etc. On a finalement trouvé une date entre Marrakech et d’autres festivals ! Il faut à mon avis déplacer vers une autre période de l’année et s’y tenir, avec un bureau permanent reprenant l’équipe actuelle qui est compétente et formidable, et un directeur ou directrice qui ne soit pas comme moi productrice.

Un effort a été fait pour rénover les salles.

  • Oui, cela a été une priorité. Je suis allé les voir quand j’ai été nommée. Avec un photographe, nous avons fait un état des lieux et constaté qu’on ne pouvait organiser le festival dans de bonnes conditions, par respect pour le public et les réalisateurs. Nous avions quatre mois. La volonté n’est pas politique, elle est affective. C’est grâce à l’affectif que ça a bougé.

C’est le ministère qui a financé les travaux ?

  • Oui, tous les deux ans, il donne une subvention aux exploitants. Il n’y avait aucune garantie que les travaux seraient faits et bien faits si on donnait directement cet argent aux exploitants de salles. Organiser un festival de cette envergure avec toutes les contraintes bureaucratiques est un défi : ce n’était pas gagné pour la rénovation des salles. Le ministère a trouvé les moyens légaux de relever le défi et Mariem Khammassi a superbement fait l’interface entre le ministère, les exploitants et les entreprises.

La perspective d’une plus grande autonomie du festival est-elle réelle ?

  • Oui. Il faut créer une association qui gérera le festival, c’est le seul moyen.

C’est le même problème pour le Fespaco. Êtes-vous en contact avec le Fespaco sur cette question de l’annualité ? C’est également un vieux projet au Burkina…

  • J’avais écrit au directeur Michel Ouedraogo et au ministre de la Culture Baba Hama pour les tenir au courant et nous en parlions depuis 2010. Il s’agit de la survie des JCC et du Fespaco : j’invite la nouvelle équipe à faire de même, quitte à faire un peu plus petit, avec un peu moins de films, mais tous les ans. Cette alternance n’avait rien d’effective. L’avantage du Fespaco est qu’ils ont un bureau permanent, ce qui leur permet de travailler toute l’année. Pour les JCC, c’est quelques mois avant !

Comment faites-vous pour avoir une équipe professionnelle dans ces conditions ?

  • On envoie des gens faire des stages pour l’organisation, à Cannes et ailleurs. L’organisation est essentielle, mais ça ne suffit pas. Et puis, bien sûr, il y a le côté artistique. A quatre, on a vu plus de 600 films. C’est ce qui m’intéresse le plus, bien sûr.

Une commission spéciale s’occupe de la sélection des films tunisiens, pourquoi ?

  • Parce que je suis productrice et que je ne peux juger les autres productions tunisiennes. On l’a instauré en 2010 de même. Si j’avais été seulement directrice de festival, cela aurait été différent. La commission est indépendante. En 2010, un réalisateur est allé voir le ministre pour que son film soit rajouté à la compétition et a obtenu gain de cause… Il faut savoir ce qu’on veut ! Si les intellectuels censés donner l’exemple veulent revenir en arrière, c’est leur problème. Je défends le cinéma de la région et le cinéma africain, et bien sûr aussi le cinéma tunisien, mais il faut accepter la règle du jeu. Il y a un festival national.

Si j’ai bien compris les arguments des uns et des autres, c’est la question de la visibilité des films tunisiens qui est posée par les professionnels, associations de réalisateurs et de producteurs. Il n’y a effectivement qu’un long-métrage en compétition. Quelle est la spécificité des JCC ?

  • Elle reste la même : arabo-africaine, creuset d’échange, de dialogue et de rencontre, et une fenêtre sur le monde. Il y a 44 % de films tunisiens, ce n’est quand même pas mal. J’aurais ouvert un espace sans problème. Le syndicat des producteurs a décidé de montrer des films dans une salle à part, et c’est très bien. Je comprends leur déception, mais il y a un comité indépendant : je ne vais pas revenir sur ses décisions. Il y a un festival national, organisé par l’association des réalisateurs. En 2012, la compétition nationale des courts-métrages tunisiens n’avait pas été maintenue, instaurée en 2008 et 2010, puisque le festival national le fait. J’ai eu du mal à la remettre. Nous avons eu des réunions. Nous aurions pu faire une compétition nationale longs-métrages mais il ne fallait pas faire concurrence au festival national. J’ai quand même tenu à la compétition de courts-métrages tunisiens.

La presse internationale est-elle aussi présente qu’avant ?

  • Plus que d’habitude. Les télés sont là aussi. Je suis contente car ce sont ces médias qui en font la demande.

Un marché professionnel serait-il une perspective ?

  • Il ne faut pas oublier la situation économique actuelle de la Tunisie. C’est aujourd’hui un projet trop cher. C’est l’État qui paye, et c’est formidable, mais il faut tenir compte de la situation du pays et il faut être réaliste. On en avait fait un en 1992, qui était formidable. Mais un marché se travaille tout au long de l’année. Maintenant qu’il va y avoir ce bureau permanent et un festival annuel, on peut penser à une forme adaptée au temps présent, en utilisant la vidéo à la demande par exemple.

Pour la compétition longs-métrages, avez-vous suivi une direction particulière ?

  • Ce qui importe, c’est la qualité du film. Peu importe le pays, même si un équilibre est recherché. Ensuite, à qualité égale, c’est la jeunesse qui prime : il y a 80 % de premiers films.

On note la sélection de nombreux films de genre, à dimension populaire.

  • Cela a toujours été mon souci, à condition que la qualité soit respectée. Pour faire adhérer le public, il faut penser à ce qu’il aime tout en lui offrant une qualité. Le lendemain du festival, il n’y a plus personne dans les salles : il ne faut pas se gorger d’illusions. Le but est de contribuer à ramener le public dans les salles. Un festival n’est pas pour les puristes ou les intellectuels avertis, mais pour répondre à la diversité du public : il faut jouer la carte de la diversité. Je pense au public et la qualité est toujours là. Et le plaisir des spectateurs me réjouit plus que tout.

Avec Takmil, l’atelier de projets a évolué vers une aide à la finition des films. Pourquoi ?

  • L’atelier de projets dure depuis 1992. Il s’agit d’être très pragmatique : le festival va devenir annuel. On a aidé beaucoup de projets mais, en biennale et avec une date variable, les films nous échappaient pour la compétition. La sélection Takmil est excellente. J’aimerais que les primés soient d’abord à Carthage !

Autre innovation d’importance : la décentralisation du festival.

  • Je suis très contente de la décentralisation : les salles sont pleines, c’est très apprécié.

Certains vous reprochent publiquement d’avoir accepté la direction sous Ben Ali…

  • En 2008 et 2010, avant la révolution, j’ai accepté de prendre la direction du festival à condition qu’on me laisse faire. Ce qui m’intéressait était de passer les films que je voulais. On n’était pas des héros mais on a essayé de faire des JCC un espace de liberté, un lieu de débats. Je connaissais mes limites mais on a travaillé avec un ministre très intelligent à qui je pouvais dire « non ». En 2008, quand l’ambassadeur syrien s’est opposé à la projection de Zabad de la jeune réalisatrice Reem Ali, un film en compétition court métrage vidéo produit par Omar Amiralay, il a accepté ma proposition de dire la vérité au jury. On avait déplacé le film pour trouver une solution. On a tout essayé mais pas moyen de débloquer la situation. J’ai conseillé aux journalistes de ne pas trop en parler pour ne pas la mettre en danger. Ils ont parfaitement compris. Quand elle est rentrée en Syrie, elle a quand même été arrêtée deux jours. Le jury présidé par Samba Félix Ndiaye n’avait pas attribué de grand prix pour marquer le coup.

Il est dommage que les débats après les films aient été aussi rares : c’était justement une tradition du festival, cet espace de liberté…

  • La Fédération tunisienne des ciné-clubs a voulu revenir à la formule ancienne d’un débat le lendemain, dont ils ont pris l’animation en charge. Le problème est que peu de public se déplace le matin pour ces débats, alors que c’est beaucoup plus vivant directement après le film. Il faudrait y revenir !

Entretien d’Olivier Barlet avec Dora Bouchoucha, directrice des Journées Cinématographiques de Carthage

Source : http://www.africultures.com/


 

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