SALMA BACCAR (RÉALISATRICE ET FEMME POLITIQUE) : «JE ME DIS TOUJOURS QUE ÇA VALAIT VRAIMENT LA PEINE»

Entretien conduit par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Ajouté le : 04-02-2019.

Salma Baccar aime prendre son temps. La vie, pour elle, n’est pas une course effrénée, c’est plutôt le plaisir de faire, de réfléchir et d’échanger. Épuisée suite à une longue et belle tournée de son dernier film «El Jaida» avec lequel elle a sillonné le territoire et d’autres pays, elle refait surface petit à petit avec un bel hommage de la cinémathèque tunisienne et un projet encore sur le papier.

Cette femme de fer, dont le passage fort remarqué à l’Assemblée constituante n’a fait que la rendre encore plus déterminée, ne baisse pas les bras et est d’autant plus décidée à poursuivre ses rêves jusqu’au bout. Entretien.

Commençons par votre actualité, nous avons su que vous avez un nouveau projet en incubation…

  • Oui, tout a fait, j’ai présenté un projet de film que j’ai commencé à écrire avec Emna Remili à la commission d’aide pour l’écriture qu’on m’a refusé et cela m’a vraiment vexée et blessée. 
C’est l’histoire de trois femmes avec, comme je le fais toujours, un encadrement historique. Cette fois-ci, c’est l’été 2013 pendant le sit-in du départ (I3tissam errahil). Le refus de l’aide à l’écriture pour ce projet est comme une manière de me dire que mon cinéma est passé d’âge, qu’on voudrait qu’on laisse la place aux jeunes comme ça a été sous-entendu la dernière fois pour Ridha Béhi. Ce qui est regrettable et absurde, c’est de vouloir mettre dos à dos les générations, comme si les capacités intellectuelles et artistiques avaient quelque chose à avoir avec l’âge.
    Alors que moi, je suis pertinemment convaincue que c’est dans la diversité que le cinéma se nourrit et qu’à chacun sa place dans cette constellation qui fait le cinéma tunisien. Faire des films n’est pas une question de génération…
    Mais, me concernant, après tout le bonheur que j’ai vécu avec «El Jaida», je ne voudrais pas commencer ce nouveau projet sur une querelle ou un sentiment d’amertume.

Revenons aux moments de plaisir que vous a procurés «El Jaida», qu’en retenez-vous ?

  • Je retiens tout, chaque instant, que des moments d’une belle intensité. Le tournage fut un moment de partage avec les techniciens et les comédiens. La création ne s’est pas passée dans l’angoisse et la douleur, mais totalement le contraire. Le plaisir prenait le dessus sur toutes les contraintes et les contrariétés.
    Jusque-là, «El Jaida
  • est le film le plus abouti de mon parcours au niveau technique, artistique et aussi au niveau personnel. Car, pendant que je racontais cette histoire des années 50, il y avait en moi toutes les craintes que j’ai ressenties entre 2011 et 2013, cet amour parfois désespéré de notre pays, la peur du lendemain et des menaces qui guettaient nos acquis sociaux.

Dans tous vos films, vous optez pour une écriture à quatre mains, faisant appel à des auteurs, est-ce un garde-fou pour vous ?

  • J’ai besoin de ce miroir, un partenaire, un échange, un vis-à-vis pour parfaire l’œuvre. Tous ceux qui ont travaillé avec moi, ont porté autant que moi le projet, c’est une écriture qui se développe à deux et qui évolue chaque jour avec les échanges et les discussions.

De quoi rêve Salma Baccar ?

  • De démocratie, de liberté, de propreté, de citoyenneté et d’un max de films, car je pense que ce n’est que dans la liberté et la diversité que la création prend un  sens. Et plus nous faisons de films, plus on s’approche d’une vraie vision d’un cinéma tunisien. Il faut, d’abord, laisser éclore plus d’une fleur, avancer tous ensemble, toutes générations confondues, pour construire un cinéma qui serait la représentation de tout ce que nous sommes.

Qu’est-ce qu’il vous manque pour réaliser vos rêves ?

  • Que l’argent ! Le nerf de la guerre et du cinéma, l’attente est vraiment dure pour avoir une subvention qu’on peut vous refuser dans un pays où il n’y a pas d’industrie cinématographique et que seul l’Etat subventionne la culture.

Habiba Msika, c’était les années 30, Khochkhach les années 40, El Jaida les années 50, pourquoi avoir opéré ce bond dans le temps et passer directement à l’été 2013 dans votre nouveau projet ?

  • Parce que c’est un moment important pour moi à plus d’un titre. D’abord, c’est l’apothéose de notre mandat à l’ANC, un moment fait de douleur et de bonheur à la fois. Ce qui représente déjà un cadre dramatique par excellence. L’assassinat de Mohamed Brahmi avait une symbolique terrible politiquement, mais au niveau personnel c’était pour moi une terrible souffrance, nous étions amis et nous avons vécu intensément une multitude d’évènements.
    De plus, ce sit-in était un moment de bonheur et de symbiose, la joie de nous retrouver ensemble, de gagner une des  batailles les plus importantes. Et même si je me sens aujourd’hui sceptique, je me dis toujours que ça valait le coup.

A revoir vos films, lors de l’hommage que vient de vous rendre la Cinémathèque, nous découvrons que vous racontez la même histoire. Considérez-vous que les histoires de femmes ne finissent jamais ?

  • La condition féminine, ou le combat des femmes pour leurs droits et pour l’égalité ne finira jamais, comme toutes les grandes causes. De surcroît,  le constat est bien là, avec ce à quoi nous assistons de nos jours comme remise en question des acquis sociaux. Oui, il y a évolution au niveau des textes de loi, oui, la femme citadine a su en profiter, mais les mentalités ont eu du mal à suivre. Et lorsqu’on regarde la femme rurale que j’ai filmée dans les années 70 dans «Fatma 75» et celle d’aujourd’hui, on est frappé par la parfaite ressemblance. Même attitude, même discours, même mode vestimentaire, même rapport avec  l’homme…l’évolution s’est faite d’une manière pernicieuse, d’un côté les textes de loi, de l’autre, les mentalités et la culture profondément enracinées dans notre société. Ce qui fait que nous ne pouvons pas arrêter les revendications, de peur que ces forces rétrogrades nous ramènent à la case départ.
    D’ailleurs, je me rends compte que «Fatma 75» qui est un film qui a touché une infinité de personnages féminins, a, sans le vouloir, tracé toute ma trajectoire par la suite. C’est comme si j’avais dressé le  plan d’une maison et à chaque fois je m’occupais d’une pièce. Ce sont les femmes de tous les temps relatés dans «Fatma 75» qui ont été les protagonistes de mes films ultérieurs.

Vous êtes de ceux qui croient que le cinéma et l’art peuvent changer les choses ?

  • Oui, totalement. Certes, c’est un spectacle qui doit procurer du plaisir au spectateur, mais aussi le toucher. Je ne crois pas en l’existence d’un cinéma élitiste et inaccessible et d’un autre de pur divertissement. Le cinéma, pour moi, doit allier les deux aspects et que public tire un certain enseignement.

Auteur : Entretien conduit par Asma DRISSI

Ajouté le : 04-02-2019

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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