L’OMBRE DE LA TERRE

Par : Mouldi Fehri Paris, le 13.04.2018

Commençant par une scène de mariage, ce premier long-métrage de fiction de Taïeb Louhichi est pourtant une sorte de chronique d’une disparition progressive d’un style de vie et de la dispersion d’une communauté humaine poussée à abandonner sa terre natale.

Dès le début, la caméra semble impliquer et interpeller le public en le plaçant dans la position inconfortable de témoin oculaire des différentes étapes de cette chronique et de spectateur impuissant devant l’accomplissement de ce drame social.

Trame du film :

Le film démarre avec des plans d’ensemble du désert tunisien montrant la splendeur de ses larges étendues, suivis par des plans plus rapprochés qui se resserrent petit-à-petit sur l’espace de vie d’une tribu de nomades installée dans une zone frontalière, isolée : quatre tentes voisines fixées sur un sol aride, au milieu de quelques collines, forment avec la bergerie le campement de cette communauté.

D’emblée, le spectateur est comme plongé (ou accueilli) dans une ambiance festive.

A l’écran, tous les gens s’activent, se congratulent, s’échangent toutes sortes d’amabilités. Hommes, femmes et enfants sont ainsi montrés avec de beaux costumes traditionnels, souriants et proches les uns des autres. Unis dans la joie, ils fêtent en réalité le mariage de Salah, le fils du vieux patriarche « Cheikh Mansour » qui dirige cette tribu. La cérémonie de mariage s’étale sur toute la nuit et la caméra nous offre (un peu à la manière d’un documentaire) l’occasion de découvrir aussi quelques rites, chants et danses du sud. Mais, comme une parenthèse qui se referme très vite, cette nuit de bonheur se termine et cède la place à la dure réalité de tous les jours.

Dès le lendemain matin et comme si de rien n’était, chacun retrouve son activité et son rôle habituels : les hommes gardant les bêtes et les femmes assurant le reste du travail dans les champs, plus toutes les tâches de l’intérieur (ménage, nourriture, enfants en bas âge…).

Vivant simplement mais en paix, cette communauté connait en fait des difficultés de plus en plus lourdes à supporter : insécurité, aléas et vicissitudes de la nature, raréfaction des réserves de blé, perte subite du troupeau de moutons atteint par une épidémie incurable et absence de toute aide de la part du pouvoir central, qui ne se manifeste que pour mieux les contrôler.

N’ayant plus aucune solution, une grande partie de la communauté se voit dans l’obligation d’opter pour un exil (provisoire ou définitif ?) devenu finalement inévitable, à la recherche d’emplois et de nouvelles sources de vie ailleurs et notamment dans les villes, voire à l’étranger. Seul le patriarche s’obstine à rester sur place et à ne pas abandonner ses terres. Même le nouveau marié Salah n’a pu s’empêcher d’abandonner sa femme enceinte, son frère aveugle et son vieux père pour aller chercher du travail en Europe. Plus tard, sa femme apprendra son décès dans la solitude de l’immigration et ira, pour la première fois, à la capitale, pour récupérer son cercueil.

Portée du film :

Avec ce premier long-métrage, Taïeb Louhichi semble adresser un message plein d’amour et de tendresse à cet espace immense que représente le désert tunisien (symbole de grandeur, de liberté et d’infini) et aux êtres vivants qui l’occupent, à un moment où l’évolution historique commençait à leur tourner le dos : il faut rappeler qu’à l’époque du tournage de ce film (fin des années 1970), le sud tunisien, comme le reste du pays, connaissait un grand mouvement d’exode rural et d’immigration, entrainant dans la foulée un abandon de pas mal de terres agricoles et une déperdition du mode de vie simple et paisible qui en découlait.

Attaché à cette terre et à ses habitants, le réalisateur (qui est lui-même originaire de «Mareth», un petit village du sud-est de la Tunisie) a très vite pris conscience des méfaits de cet exode rural qui les menaçait et il a probablement cherché à travers ce film à attirer l’attention du public, mais aussi des autorités sur ce phénomène et ses conséquences.

«L’Ombre de la terre» est ainsi un témoignage sur la fin d’une certaine manière de vivre dans le désert tunisien ; mais aussi un regard à la fois tendre et lucide porté sur l’état de détresse de l’individu dans une société en crise et donc en mutation.

En même temps et sans aucune complaisance, le réalisateur n’oublie pas non plus de mettre en relief certains défauts de cette communauté, notamment en attirant l’attention sur la condition difficile, injuste et intolérable de la femme dans ces contrées, où elle apparait dans une situation de totale soumission et dépendance vis-à-vis des hommes.

Enfin, une des questions principales que le film suggère aussi, mais ne pose peut-être pas de façon directe, est de savoir qui des deux camps avait raison : ceux qui, contraints et forcés, ont décidé de partir vers d’autres horizons à la recherche de nouveaux moyens de subsistance ou ceux qui, se méfiant de tout ce qui était au-delà de leurs frontières habituelles, ont préféré rester attachés à leur espace et à leur vécu malgré toutes les difficultés ?

Fort heureusement, le réalisateur se contente de soulever le problème, mais ne prend aucune position, laissant ainsi la porte ouverte à des avis qui peuvent être partagés.

Taïeb Louhichi signe là un film qui peut s’inscrire, sans aucun doute, dans ce cinéma tunisien de la fin des années 1970 qui était ancré dans la réalité sociale du pays et engagé, en quelque sorte, dans la défense de ces communautés humaines précarisées, qui avaient beaucoup de mal à résister aux difficultés du quotidien et à celles liées aux bouleversements et aux changements qu’elles n’ont pas forcément choisis.

M.F – Paris, le : 13.04.2018


 

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