ABDELLATIF BEN AMMAR : «LE CINÉMA CONTINUERA D’EXISTER…»

Le Temps | Publié le 22.07.2008

Rencontre avec Abdellatif Ben Ammar (cinéaste), qui est, sans nul doute, l’un des cinéastes les plus attachants de sa génération. Parmi les premiers en Tunisie à avoir fait une œuvre utile et belle, en n’hésitant pas à pointer du doigt, à partir des années 70, les maux qui menaçaient notre société, avec une grâce et un talent indéniables.

De «Une si simple histoire», en passant par «Sejnane», «Aziza» et «Le chant de la Noria», Abdellatif Ben Ammar, car c’est de lui qu’il s’agit, n’en finit pas d’aimer le cinéma ; vaille que vaille, comme un art du siècle qui parlerait à tous les siècles, et à tous les hommes ; par delà le passage des ans, comme une manière de justifier son passage sur terre, en inscrivant sa trace, en douceur, comme il l’a fait d’une certaine manière avec ses «Quatre pas dans les nuages», le temps qu’il faut à une image, pour se superposer à d’autres images qui auraient notre semblance ; et nous faire chavirer.

Rencontre avec un réalisateur qui nous regarde, autant que ses films nous regardent…

Vous étiez à Oran il y a  peu comme invité d’honneur de la 2ème édition du Festival international du Film arabe, et vous avez déclaré lors d’une interview : «Le cinéma n’est pas un commerce, mais un message aux dimensions socio-économiques». Est-ce que cela veut dire qu’il ne peut y avoir de cinéma sans engagement ?

  • Toute image est un engagement. Le cinéma c’est la vie : c’est une forme de réflexion sur la vie. Cela implique forcément l’engagement. Même les films de science-fiction sont engagés. Il y a forcément une idée qui sous-tend tout discours. Après, il y a la manière d’appréhender la narration qui fait la différence. Maintenant, quand on fait du cinéma, on le fait pour l’Autre. Et l’Autre, c’est le public, qu’il soit tunisien, maghrébin ou autre. C’est aussi une question de regard. Ne l’oublions pas.

En somme, vous n’êtes pas comme Truffaut qui disait : «c’est quand on n’aime pas la vie qu’on va au cinéma…».

  • Mais Truffaut est aussi un cinéaste engagé. À sa manière. Il regarde la vie avec dérision, avec distance. A l’époque la «nouvelle vague», c’était tout un chamboulement ; un bouleversement par rapport à la vision que le large public se faisait du cinéma. Et pas que le large public d’ailleurs.

A l’occasion du Festival, votre film : «Aziza» -sorti en 1979- a été projeté dans une salle à Oran. Quel en a été l’impact sur le public, 28 ans après ?

  • C’était très émouvant. Parce qu’il y avait un public de jeunes. Certains n’étaient même pas nés à l’époque. Mais tous ont convenu que le propos était encore d’actualité. Pourquoi un film plaît-il ? Parce que l’artiste, le cinéaste, le créateur a pour mission d’annoncer le danger qui se présente. Il fait sonner la cloche. Il n’attend pas pour ce faire que le danger devienne imminent.
    «Aziza» a été chaleureusement applaudi par le public algérien en l’an 2008, exactement comme il l’a été à sa sortie. Cela veut dire que les spectateurs ont vu que les idées n’ont rien perdu de leur pertinence. Un film doit toujours agir comme une sorte d’objecteur de conscience. Il doit inviter à réfléchir. Sur la vie, sur le monde environnant. Si le propos de la réflexion est encore d’actualité, c’est que le film dépasse le temps.

Et pour sa sortie tunisienne, comment se sont passées les choses ?

  • Sa première sortie en Tunisie, c’était, je m’en rappelle bien, au festival d’été de Carthage. Il y avait 12000 spectateurs, qui ont très fortement applaudi le film lequel, visiblement répondait à leurs attentes. C’était une autre époque et c’est d’autant plus touchant pour moi de constater, à l’issue de sa projection algérienne, qu’il n’a pas pris une ride…

Votre 1er long-métrage : «Une si simple histoire» est sorti en 1970. Qu’est-ce qui vous a décidé à enfin franchir le cap, la frontière qui sépare l’assistant à la mise en scène ou le producteur de films,  à celui de cinéaste à part entière ?

  • Être un assistant- réalisateur n’était pas une fin en soi. Ce n’était pas la carrière que j’envisageais. C’était certes enrichissant de collaborer avec les grands maîtres du cinéma mondial ; mais ça n’est jamais qu’une expérience. Je suis passé par l’assistanat et la production pour me forger à l’art du cinéma avec des réalisateurs que j’admirais, et au contact desquels j’ai beaucoup appris ! Mais j’ai toujours voulu utiliser l’écriture cinématographique pour communiquer avec l’Autre.

Est-ce que l’Autre était à l’écoute, rétrospectivement ?

  • Heureusement pour moi, le public tunisien est un public de cinéphiles. Le cinéma faisait partie intégrante de ses activités de loisir culturelles. C’est vrai que c’était ma chance d’appartenir à un pays où la culture artistique est importante aussi pour le citoyen tunisien d’une manière générale. Il aimait le cinéma comme il pouvait aimer la peinture ou la musique. Il est consommateur des arts quoi qu’on puisse dire. Je peux ajouter qu’à chaque fois, j’ai eu une réponse d’adhésion très stimulante pour moi.

Quel a été le déclic, derrière votre décision d’étudier le cinéma d’abord, puis d’en faire votre métier ? Est-ce que cela a été votre rêve d’enfant ?

  • Oui, cela a toujours été mon principal rêve. A l’âge de quatorze ans, je savais déjà que je voulais devenir cinéaste. J’étais membre d’un ciné-club de lycée, et j’appréciais le cinéma comme un langage intellectuel et artistique important. Je me souviens avoir eu la meilleure note pour ma première dissertation sur un film. C’était «La dolce vita» de Fellini et j’en avais été ébloui ! Il faut rendre grâce, à cet égard, à ceux qui ont fait office de « passeurs », pour nous inculquer, – nous transmettre serait plus juste- l’amour du cinéma. Moi j’ai eu quatre personnes qui m’ont encouragé dans cette voie, directement, ou indirectement : mon professeur de français – Etienne Brunswick – ; ensuite M. Chedly Klibi, ministre de la Culture à l’ époque, qui m’a encouragé à faire du cinéma; mais il y a eu aussi Tahar Cheriâa, qui est le père du cinéma arabe et africain, qu’on le veuille ou pas ; et puis Mohamed Mahfoudh dont les critiques et les écrits sur le cinéma n’ont eu de cesse de stimuler mon imaginaire en m’incitant à mieux faire, et à être encore plus exigeant envers moi-même. Ces quatre personnes m’ont, en un sens, porté à bout de bras pour que je fasse du cinéma. Et bien sûr, le regard approbateur et confiant de ma mère…

Vous êtes ce qu’on appelle quand même un cinéaste rare. D’autant qu’entre «Aziza» sorti en 1980 et «Le chant de la Noria» en 2002, il s’est écoulé plus de 20 ans. Pourquoi ce long silence ?

  • C’est lié un peu aux années 80-87 de la Tunisie, où les orientations prises à cette époque étaient plutôt inquiétantes pour le cinéma. Je sentais alors que le statut de l’artiste cinéaste était en péril. J’ai donc choisi d’aller travailler ailleurs. J’ai fais des documentaires pendant des années avec les Nations Unies, notamment sur l’avancée du désert et les problèmes de déboisement en Afrique. Cela m’a permis de rester quand même dans le domaine. J’ai même réalisé à cette époque, des docu sur des expériences scientifiques, très importantes pour la science. « Les Témoins du passé » à titre d’exemple, qui est un film sur un projet de recherche scientifique dans le domaine de la physique de la matière. Ce n’est qu’après 1988, que de nouveau les horizons se sont éclaircis pour les cinéastes. A partir du Changement, l’espoir de refaire du cinéma est revenu. La preuve en est c’est que dans les années 90, tout le monde s’est mis à faire du cinéma de nouveau. Mais dans les années 80, 87, les horizons étaient tristes et fades.

Vous êtes sur le point d’entamer le tournage de votre cinquième long-métrage, qui serait un film sur la mémoire, et aussi un hommage à la musique populaire algérienne. Pouvez vous nous en dire plus…

  • Il faut d’abord que je puisse le faire. C’est un projet dur, parce qu’il parle de la mémoire. Et ça, ce n’est jamais évident. C’est vrai que je suis soutenu, très fortement par l’État tunisien pour qu’il puisse se faire. Mais il faut beaucoup de moyens. C’est pour cela que nous cherchons à trouver des investissements étrangers. Produire est devenu plus difficile qu’avant. Maintenant, si tout se passe bien comme je l’espère, nous pourrons le tourner fin 2008 à 2009.
    Cela étant, c’est vrai que j’ai un rapport particulier avec la musique populaire algérienne. Les tendances de mode me déçoivent. Je vais donc chercher des musiques qui émanent d’une sincérité profonde. Des sonorités qui ont été perdues. Et au Maghreb, je pense que la musique populaire algérienne est encore intacte, respectueuse d’une force de sincérité incroyable ! Car malheureusement, les modes d’aujourd’hui, qui nous proviennent du Moyen-Orient, ont rempli l’espace audible par des mélodies finalement bâtardisées, pas très intéressantes, avec des rythmiques et des thèmes occidentaux mal digérés. Quand on voit les tendances actuelles (star ac etc.), on regrette qu’il n’y ait pas une sorte de conscience des risques, par rapport à la perte de quelque chose qui a à voir avec l’essentiel. Moi, quand j’entends nos chanteurs chanter en dialecte égyptien ou libanais, j’ai comme un serrement au cœur. On est loin de Oulaya et de Saliha, on est loin des chanteurs tunisiens des années 50 et 60…
    Une musique pour moi, il faut qu’elle émane des tripes. D’abord. Au-delà de ça, faire un film tunisien qui rende hommage à la musique algérienne, c’est aussi une manière de défier les frontières. Montrer que notre cinéma peut puiser ses forces, aussi, dans un espace culturel autre, je trouve que ça rapproche beaucoup. Et nous avons tant de choses à partager… Pour le reste, je vous dirais tout simplement que le film parle des évènements de Bizerte. Une sorte de télescopage historique par le biais de la fiction. Mais c’est toute une histoire…

Derrière chaque histoire d’un film, il y a une autre histoire. De votre premier long-métrage, en passant par «Sejnane», «Aziza», «Le chant de la Noria», quel serait le fil conducteur ?

  • Est-ce à moi de vous le révéler ce fil conducteur, ou à vous de le déceler ? Ce fil conducteur que je revendique, c’est une façon de regarder le Tunisien. De se pencher sur cet être qu’on appelle tunisien, avec ses problèmes, ses rêves et ses aspirations, en étant à l’écoute. Ma fierté c’est de ne m’être jamais écarté de cette ligne de conduite s’il en est. Parce qu’à ce jour, c’est là ma préoccupation essentielle. Découvrir ce que le Tunisien a de plus beau, de plus secret aussi. C’est un point commun que je revendique depuis «Une si simple histoire» jusqu’à «Le Chant de la Noria». C’est un regard attentif et même amoureux que je porte sur le pays et sur l’être tunisien, quelle que soit son appartenance de classe.
    Je n’aime pas les auteurs qui regardent d’en haut une société ou un microcosme de société, en l’analysant avec des démarches anthropologiques. Je veux être à l’intérieur, à côté, et pas en dehors…

Vous avez travaillé également pour la télévision, où vous avez signé une quadrilogie : «Quatre pas dans les nuages». Est-ce qu’on filme de la même manière, selon que l’on travaille pour la télé ou pour le cinéma ?

  • C’est une vielle bataille qui a été perdue pour ceux qui s’attachaient à trouver des formes d’écriture différentes. La seule différence, c’est le fait d’être dans une salle obscure, avec un grand écran ; ou dans un espace intime, avec un écran plus petit. Mais l’écriture cinématographique est la même.

Que vous ont apporté vos collaborations avec des cinéastes étrangers qui ont tourné en Tunisie ? Est-ce qu’elles ont été déterminantes dans votre parcours de cinéaste et quel est le réalisateur qui vous a le plus marqué ?

  • Depuis l’école de cinéma, on cherche des repères cinématographiques, et les maîtres sont là évidemment. Moi je suis à la fois impressionné par le cinéma italien et principalement, par la manière de concevoir le cinéma de Roberto Rossellini ; et en même temps je pense à des cinéastes comme Hawks, ou Cukor, dont les films m’ont beaucoup touché. Assister des grands cinéastes m’a énormément apporté, dans la construction des scènes, et dans le développement des problématiques etc. Également, – ce qui est primordial – la manière de placer la caméra. C’est à la fois technique et spirituel.
    Je m’apparente à une cinématographie, qui puise ses sources dans le local, mais qui ambitionne l’universalité, toujours à visage humain. Et cela se traduit aussi par la façon avec laquelle j’utilise la musique dans le cinéma.

Est-ce qu’il y a, à votre sens, un avenir pour le cinéma tunisien dans nos murs, alors que le parc des salles, se rétrécit comme une «peau de chagrin» ?

  • La fermeture des salles, c’est un mal. Mais c’est un mal qui ne peut-être que circonscrit dans le temps. Je suis sûr que l’État tunisien trouvera, avec les cinéastes, des solutions pour compenser la fermeture de ces anciennes et magnifiques salles. Mais je suis certain aussi que le cinéma continuera d’exister, parce que c’est un mode d’expression d’importance, en ce 21ème siècle. Et il n’est pas possible qu’on abandonne un art dont a besoin, aussi bien le cinéaste que le public. Si la Tunisie ne produit plus ses images, elle sera forcée d’en consommer. Et ça, ce sera dommage et préjudiciable pour le pays. Pour qu’on s’ouvre à l’autre, pour manifester son droit à l’existence, pour prouver son évolution, il n’y a pas mieux que l’image. Il faut donc qu’on continue à produire nos propres images. Faute de quoi, notre culture, notre sensibilité seraient diluées dans une vision internationale, édulcorée et vide de sens. À ce moment là il sera trop tard pour entreprendre quoi que ce soit…

Source : Le temps.tn


 

 

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