HOMMAGE À OUSMANE SEMBÈNE

Par Nacer Sardi, critique de cinéma.

1966. J’ai huit ans. Je fais partie de cette époque bénie par la cinéphilie qu’est la Tunisie des années 60. Dans chaque ville, il y a au moins une salle de cinéma. Les files d’attente pour voir des films, formées par des personnes de tout âge et de tout sexe, sont monnaie courante. Comme la plupart des gens à cette époque, mes héros ont pour noms : Maciste, Hercule, Burt Lancaster, Ringo, John Wayne, Omar Charif, Farid Chawki, Jean Paul Belmondo, 007, Brad Harris, Faten Hamama, Zorro, Ali la pointe ou les « martyrs » de L’aube, premier film de la Tunisie indépendante.

1966. première session des JCC. Un film « noir » gagne le Tanit d’Or.

La vérité ! Je n’en savais rien à cette époque. Déjà que dans le cinéma américain, il a fallu attendre 1967 et le film Devine qui vient dîner ? (Stanley Kramer) pour voir un Noir, Sidney Poitier, en haut de l’affiche (il gagnera même un oscar, en pleine polémique, en 1968 pour Le Lys des champs de Ralph Nelson); que dire alors d’un film fait par un Noir venant d’Afrique ! Continent où n’existait presque pas de cinéma en dehors de l’Égypte.

Début des années 70. Je découvre les ciné-clubs. Je découvre en même temps, que le cinéma n’est pas seulement un moyen d’évasion et de rêve ; qu’il est aussi un art et un moyen d’expression.
Je découvre aussi qu’il existe des films africains en dehors de l’Égypte, du Liban et des premières œuvres nationales. Je découvre aussi, moi, l’Arabo-méditerrano-maghrébin, mon africanité ! Les bicots nègres, vos voisins du Mauritanien Med Hondo (1972) va même devenir un film-fétiche des rendez vous hebdomadaires des clubs de cinéma.

Début des années 70. Je connais maintenant le titre et le nom du réalisateur du premier lauréat des JCC : La Noire de… d’un certain Ousmane Sembène du Sénégal. Très vite, il va devenir « LE » OUSMANE SEMBÈNE du cinéma africain. Au même temps, je découvre Borom Sarret. Je passe des heures et des heures à discuter ces films et à en débattre : non ! La Noire de… ne parle pas d’émigration ; le film parle de notre aliénation, nous les Africains, à nos anciens colonisateurs. Le mutisme de « Diouana » n’exprime t-il pas notre incapacité à nous opposer directement… Mais non ! Ça exprime plutôt notre capacité intérieure à ne pas nous laisser dépraver… Tu penses ! Pourquoi elle se suicide à la fin ? N’est-ce pas un signe d’impuissance ?… Oui, bien sûr, le film n’est pas linéaire, il y a ces flashs-back et cette voix off qui est innovatrice, mais il ne sort vraiment pas de la narration classique… ne magnifie t-il pas l’Afrique dans sa misère… La culture pour Sembène ne se résume-t-elle pas qu’au savoir occidental…

2007. J’approche de la cinquantaine. Je regarde encore des films. De tous les horizons. Beaucoup plus de films africains. Des péplums et des westerns, à l’occasion. Tous les autres films réalisés par « Le Vieux ». Parfois, La Noire de… et Borom Sarret. Je continue à en débattre : sommes-nous plus aliénés à nos anciens oppresseurs qu’à l’époque de mes huit ans ? Quel cinéma pour l’Afrique ? Existe-t-il seulement un cinéma africain ?
Ou bien cette question, quand je passe devant des salles de cinéma vides, quand je passe devant « pas de salles de cinéma du tout » : qu’avons-nous fait de la cinéphilie de mes huit ans?

2007. Sembène nous oblige toujours à nous poser des questions. Ne l’a-t-il pas fait récemment, en lançant le débat sur la critique africaine sur le yahoo groupe de la FACC (Fédération africaine de la Critique cinématographique) ! Comme il l’a toujours fait, il nous obligera toujours à le faire.
Bien sûr, vous allez me dire qu’il est mort. Et alors ! Qu’est ce que ça change ! Il a juste réalisé son dernier fondu enchaîné pour transposer sa réalité charnelle en une réalité cinématographique. Avec lui, elle est forcément éternelle.

Naceur SARDI

http://www.africine.org/

Crédit photo : allocine.fr


 

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