ALY ABIDY PARLE DE SON DERNIER FILM «ELLOMBARA»

«Partir, c’est trahir… il faut rester chez soi et se battre».

Entretien conduit par : Marianne CATZARAS – Le Temps.

Certains films se font attendre, certaines pièces de théâtre désirer, mais les œuvres voient le jour… le dernier film d’Aly Abidy, «Ellombara», fut projeté au cinéma Amilcar durant une séance mi-privée, mi-officielle… après mille remous, mille reports, l’Oeuvre est là !

Le Temps : Votre film parle de l’actualité, comme toutes les œuvres de ces mois-ci…

  • Aly Abidy : Mon film parle surtout du désarroi, de la défaite, des rêves qui ne trouvent pas d’issue ; je raconte l’histoire de mon pays en prise avec certains de ses démons. J’ai pour usage de faire des films patriotiques, «Redeyef 54», aujourd’hui «Ellombara», cette histoire d’immigration qui condamne le pays. Notre pays est vivable, les Tunisiens peuvent vivre ensemble dans une cohabitation identitaire commune.

Pourtant la société que vous montrez est éclatée, chacun est tout seul avec ses désirs, ses phobies, ses combats, seul face à son miroir…

  • C’est une même douleur dont je parle, une même douleur qui habite mes héroïnes, car la femme est au cœur de cette œuvre. Elle reçoit la douleur et elle est la seule à pouvoir en parler, à pouvoir en témoigner.

Trois femmes… un même visage d’une société sans repère, sans identité.

  • Point contre point, octant, dramaturgie, construction narrative, comme vous voudrez.
    Elles ont toutes une histoire d’amour contrariée, un démon à combattre, un espoir à déployer, expulsion, maternité, voyage, elles sont un élan de reconstruction ; elles veulent récupérer quelque chose…

Quelque chose à craindre aussi…

  • Certainement, nous y venons, la grande catastrophe intégriste, et vous voyez, elle n’est pas si loin. Elle est là à portée de main, dans le frère qui rôde, sournois, dans l’autre-soi qui réapparaît alors que l’on croyait l’avoir éradiqué… Tout ce qui semble fini revient, dit l’avocat, au début du film.

Les hommes n’ont pas vraiment la part belle dans votre film…

  • Un certain type d’hommes est en défaillance, celui qui se laisse embrigader au nom de l’invisible, celui qui ne prend pas de décision, celui qui suit, qui veut faire du mal…

C’est sans doute pour cela qu’il y a une lecture manichéenne à faire, comme une emphase de la dramaturgie qui crée du caricatural.

  • Tout à fait, j’ai choisi le traitement burlesque pour dévoiler les sentiments, le clownesque est parfois plus tragique que le tragique lui-même. Je pousse à l’extrême mes personnages, je fabrique une dramaturgie de l’amplification. Le passeur est un vulgaire citoyen, l’héroïne veut faire du théâtre, il faut être dans la transgression lisible et laisser le doute, l’ambiguïté ; toute œuvre est polyphonique, polysémique.

Quelle polysémie… une jeunesse désemparée qui veut partir, coûte que coûte, et à la limite on se moque des raisons…

  • Partir c’est trahir… il faut rester chez soi et se battre. Vous ne savez pas combien je hais l’extrémisme, le Hezbollah, les événements de Soliman mais aussi le double discours de l’Occident. Il y a Voltaire mais il y a aussi l’armée qui se déplace en Côte d’Ivoire.

Êtes-vous encore dans un discours idéologique ?

  • Vous simplifiez mes propos, je construis en tant que cinéaste une autre temporalité qui doit prendre en charge les autres temps pour que le citoyen réfléchisse. Chaque être humain est pris dans trois temps, le temps de la famille, de l’institution, du social, de la rue. Il faut quitter les discours directs, il faut fabriquer du virtuel.

Le virtuel… comment peut-il contrecarrer un réel menaçant…

  • C’est toute l’histoire du cinéma, de l’art, cette alchimie qui fait des allers-retours entre réel et virtuel, le cinéma transforme le laid en beau… Chebbi est en danger, il ne faut pas assassiner la liberté, faire taire le chant, il faut célébrer son pays, le protéger, le comprendre, instaurer du dialogue. C’est cela aussi le cinéma. Voilà la lutte de Hasna, Douja et Yacouta dans toutes leurs histoires emmêlées.

Mais dites-moi… la barque quitte-t-elle le fort, cette lumière dans la nuit conduit-elle à de meilleurs horizons…

  • «Ellombara», c’est le projecteur qui éclaire le poisson bleu pour l’attraper. C’est donc une lumière qui piège, qui enferme, qui crée un étau…

Que répondez-vous à votre héroïne qui pleure, qui chante, qui erre… «Où vais-je vivre, où vais-je aller…» ?

  • Il faut être vigilant car le mal rôde, il faut aimer son pays, conjuguer l’idéologique et l’esthétique – ce sont les femmes qui sauveront la société !

Votre film est invité à Perpignan, il sort en salle bientôt…

  • Je vais le projeter dans tout le pays, organiser des débats, parler avec les jeunes, et puis je travaille déjà sur le scénario de mon prochain film, La Dernière heure, l’histoire des 24 heures d’un journal…

Entretien conduit par : Marianne CATZARAS


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