DAWAHA, DE RAJA AMARI OU LE CHARME SECRET DES TUNISIENNES

Par Mohamed Sadok LEJRI – kapitalis.com – 25 novembre 2011

La Tunisie sera présente au 17e Festival du Film méditerranéen (Medfilm, 19-27 novembre) avec trois films, dont «Dawaha», de Raja Amari, qui avait provoqué, à sa sortie, des velléités obscurantistes avant-coureuses.

«Plus jamais peur», documentaire de Mourad Ben Cheikh, introduit le spectateur dans l’univers révolutionnaire tunisien. «Château de sable» est un court-métrage d’animation de Mustapha Taïeb. Le long-métrage de Raja Amari, «Secrets de femmes», plus connu sous le nom de «Dawaha» («La Berceuse»), est le film qui, à sa sortie il y a un an et demi, a fait couler de la salive et beaucoup d’encre.

En effet, le dernier film de Raja Amari n’a pas laissé indifférent. Il a même provoqué une tempête de critiques. Les causes qui ont poussé certaines personnes à faire de l’esclandre ne portent malheureusement pas sur la qualité artistique de l’œuvre.

Certains ont dressé un véritable réquisitoire contre ce film, qui apporte pourtant un grand changement au paysage cinématographique tunisien. On pourrait même dire, en pesant bien les mots, qu’il est, par certains aspects, avant-gardiste.

La femme comme sujet de sa sexualité

Bien que l’intrigue ne soit pas d’une grande originalité, ce film recèle un message très audacieux. En effet, Raja Amari, sans être explicite, aborde un sujet brûlant qui soulève les passions : la sexualité de la femme tunisienne.

Certes, notre cinéma a maintes fois évoqué cette question. Cependant, la femme intervient fréquemment en tant qu’objet de convoitise. Cette manière de la représenter sous les traits d’un objet qui exhale du charme à tout-va, réduit la gent féminine à sa plus simple expression, et borne celle-ci à une sorte de réification qui occulte le fait qu’une femme puisse être le support de ses propres expériences sexuelles.

D’ailleurs, en matière de sexualité, réalisateurs et réalisatrices n’ont cessé de projeter sur la figure féminine cette représentation qui émane de l’imaginaire collectif : celle où la femme est confinée au rôle du beau sexe qui fait naître le désir.

Raja Amari

Raja Amari vient bousculer cette platitude qui s’impose depuis la nuit des temps à l’esprit d’innombrables personnes, des deux sexes au demeurant, et qui fait de la femme un être étourdi doté d’attributs désirables, et ce à l’exclusion de toute autre chose.

La réalisatrice vient bousculer ce discours et présente, pour la première fois dans le cinéma tunisien, la femme comme sujet de sa sexualité.

La réalisatrice laisse apparaître, implicitement, des femmes libérées qui ne soumettent pas au mâle ce qu’elles ont de plus intime.

Certaines scènes de «Secrets» rendent compte que la femme aussi, à l’instar de l’homme, éprouve du désir et a besoin de plaire.

La plus révélatrice est celle où la mère se brosse les cheveux devant un miroir, en chantonnant et en prenant un air coquet, et que, concomitamment, elle ensevelit ses filles et s’ensevelit de surcroît, sous un amas d’interdits et d’inhibitions.

Mère et filles, par ailleurs, sont enterrées dans une sorte d’excavation qui les isole du monde et dans lequel elles végètent. En enterrant ses filles, au figuré comme au propre, la mère tente de les éloigner des tentations que leur propose la vie, des tentations défendues par la morale et la religion.

Dans les sociétés conservatrices, on parle volontiers de sexe. En revanche, dans leurs œuvres artistiques, elles n’osent pas mettre en scène une vie sexuelle narrée par une femme, surtout lorsque celle-ci est active. Cela demeure un sujet tabou. Ce qui dérange, c’est le fait de voir une femme à la sexualité active et qui assume son côté séducteur.

En effet, dans ce genre de sociétés, l’image de la femme est circonscrite au rôle de mère, de sœur et d’épouse obéissante. Le côté aguicheur de la femme va à l’encontre de la représentation féminine évoquée à l’instant. Cette dernière a tendance à être même sacralisée. La coquetterie s’inscrit en faux contre la figure de la femme-mère (ou de la femme-sœur), qui doit être totalement dépourvue de sensualité.

Rares sont les films arabes qui parlent de sexualité en explorant les profondeurs de cette question sous un angle typiquement féminin, et ce au travers du regard d’une femme. Certes, certaines réalisatrices ont «osé» aborder ce sujet. Il n’empêche que Raja Amari a eu le courage de parler du désir sexuel ressenti par la femme, et des facteurs sociaux, culturels et psychologiques qui tendent à l’étouffer, à l’occulter, voire à nier son existence.

La violence de l’inassouvissement

Dans les sociétés patriarcales, la libido de la femme est ignorée. Pour celles-ci, une femme qui songe à la jouissance suscite le rejet, car cela dénote la dépravation.

Sans l’exprimer en termes précis, «Dawaha» fait comprendre que cette mentalité provoque la frustration. La mère recluse et ses filles vivent une tension psychologique qui s’est exacerbée au contact du couple, incarné par Rim Benna et Dhafer El Abidine, affranchi des contraintes sociales en matière de mœurs.

Ce film parle donc de cet inassouvissement qui, très souvent, envahit un grand nombre de femmes qui vivent dans les sociétés pudibondes. Cet état inapaisé recèle une part de violence. La scène de la salle de bain, admirablement jouée par Sondos Belhassen, et où le personnage s’adonne à l’onanisme, illustre parfaitement cette douleur sournoise liée au sentiment d’insatisfaction sexuelle qui touche pas mal de nos femmes.

En somme, et par le truchement de ce long-métrage, la réalisatrice n’a fait que placer la libido de la femme sur le même pied d’égalité que celle de l’homme. Cette revendication nous rappelle le militantisme des féministes européennes et américaines des années 1960 et 1970. Raja Amari préconise, de manière intelligente, l’abolition des contraintes qui empêchent la femme de disposer librement de son corps. En d’autres termes, et crûment dit, la femme, qui aujourd’hui est l’égale de l’homme, a le droit de jouir, et pas seulement en passant par la sacro-sainte institution du mariage. En fait, «Secrets» véhicule un message féministe. C’est du cinéma engagé in fine.

Les détracteurs de ce film n’ont rien compris à sa subtilité. Ils se sont attardés sur les deux scènes les plus osées du film, afin de le discréditer. On a lu quelque part que les deux scènes, qui ont choqué la bienséance, étaient de trop. Sans ambages (et avec beaucoup de retard), on a envie de répondre : c’est faux !

La première, celle où Sondos Belhassen est toute seule dans la salle de bain, recèle la quintessence du message revendicatif de Raja Amari.

La seconde, où Rim Benna apparaît en tenue d’Eve en compagnie de Sondos Belhassen, lui faisant prendre un bain, n’est pas aussi anodine que cela puisse paraître.

En effet, la réalisatrice insinue que les femmes peuvent se présenter, entre elles, dans un état de nudité complète sans qu’il y ait d’arrière-pensées comportant une connotation sexuelle.

Des velléités obscurantistes avant-coureuses

Des journalistes, principalement de journaux arabophones, se sont acharnés sur ce film courageux, et ce en prenant un malin plaisir à le dénigrer. Mais ce qui fut vraiment affligeant, c’est cette animosité due à la scène osée susmentionnée et interprétée par Rim Benna. Cette histoire prit une dimension inquiétante, puisque l’on menaça l’actrice de mort. Ces velléités obscurantistes ont annoncé, en réalité, le climat d’insécurité et les actes de violence perpétrés ultérieurement, c’est-à-dire après le 14 janvier 2011.

Il est essentiel de rappeler que notre cinéma est un cinéma d’auteur. Celui-ci se distingue du cinéma commercial par sa façon d’exceller sur le plan intellectuel. Autant dire que les moralisateurs et les «bondieusards» (passez-moi ce néologisme) n’ont pas vraiment leur mot à dire sur ce point. Leur déphasage et leur inculture ne le leur permettent point. De plus, l’art, le cinéma notamment, est par définition amoral. Je dis bien amoral et non immoral.

Alors apprécions le courage de nos actrices à sa juste valeur. Car, pour une artiste tunisienne, il n’est pas facile de s’attirer les foudres des bigots et des «bondieusards». Nos actrices sont de splendides créatures qui méritent d’être contemplées. Pour ceux et celles qui n’ont pas encore vu ce long-métrage, dégotez-le et admirez la perfection du corps de notre Marianne nationale, Rim Benna, qui pourrait aisément incarner le charme tunisien …

Source : http://www.kapitalis.com/


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