UNE TRILOGIE DE MAHMOUD JEMNI : DOULEUR, RÉSISTANCE ET CATHARSIS

Par Hatem Bourial – Le Temps – 28 février 2020.

Auteur de plusieurs films, Mahmoud Jemni a fait ses débuts avec René Vautier. Il en garde un esprit tenace où l’engagement se conjugue à la quête d’une esthétique militante. Sa trilogie documentaire articule douleur et résistance et, en trois films courts, présente des corps torturés, malades ou ostracisés. Une réflexion en profondeur sur la vie et la lutte sous-tend ces trois films réalisés avec beaucoup de passion.

C’est en 2012, à la sortie de «Coloquinte» que Mahmoud Jemni conçoit de poursuivre ce premier film en déclinant d’autres problématiques liées au corps torturé. Dans cette première oeuvre de ce qui allait devenir une trilogie, ce réalisateur s’engage dans une investigation sur la torture. S’entretenant avec des militants de la gauche tunisienne des années soixante, Jemni revient surtout sur la question de la torture subie par les prisonniers politiques de cette époque.

Trois films qui s’emboîtent, se complètent et s’interpellent

Prenant ensuite un autre angle, le réalisateur réalisera en 2015, un film sur la douleur d’un corps meurtri par la maladie. Dans le film intitulé «Warda, la passion de la vie», il suit les pas d’une artiste atteinte d’un cancer et montre sa résistance acharnée et sa capacité à se transcender. Placé dans une logique individuelle, ce film est le compte-rendu d’une lutte au quotidien et un regard intimiste sur cette dialectique entre la douleur qui taraude et le corps qui résiste. Subtil éloge de la vie, ce film procède par touches successives et place justement le spectateur dans une logique où la passion de la vie l’emporte sur l’obscur de toute douleur.

Pour compléter sa trilogie, Mahmoud Jemni a ensuite abordé le thème de l’ostracisme et du rejet. Avec «Non.Oui», il s’attaque à la question du racisme et clôt sa réflexion, même si elle reste largement ouverte sur d’autres dimensions où douleur et résistance sont imbriquées. De fait, ces problématiques sont inépuisables et si les films de Jemni agissent comme une catharsis, ils n’en recèlent pas moins les germes nécessaires à l’ouverture d’un vaste débat. Dans «Non.Oui», le réalisateur dresse un réquisitoire contre le racisme à travers le regard de plusieurs personnages qui s’expriment avec émotion et conviction. Il aborde, en toute liberté et en dehors des sentiers battus et ressassés, un thème actuel qui reste plutôt occulté.

Si les films de Mahmoud Jemni, pour cette trilogie, sont portés par un discours clairement modelé et un engagement clair, il n’en reste pas moins que la dimension esthétique reste fondamentale dans ces trois opus qui s’emboîtent, se complètent et s’interpellent. Ces trois documentaires procèdent d’abord d’une même vision, d’une méthode où l’auteur articule défense et illustration d’une cause. Pour cela, il multiplie les touches intimistes et les contrepoints. Il parvient aussi à faire toujours rejaillir un effet de surprise des entretiens qu’il mène avec ses interlocuteurs. Cette méthode est convaincante dans son esprit et la manière dont elle se déploie. En effet, le cinéaste témoigne et va au cœur de ce qu’il recherche. Sans verbiage inutile, c’est l’image qui est le vecteur fondamental de la démonstration. En clair, il ne s’agit en aucun cas de films bavards qui s’attarderaient sur un cavalier seul de la parole.

Un art de suggérer par l’image et persuader par les mots

Ce sont plutôt des films où l’image prime, où le montage a une part essentielle dans la perception par le spectateur des témoignages et des situations décrites, Jemni opère en même temps avec un art subtil dans le tissage de métaphores et les rebonds de sens. Il peut, à travers l’évocation d’un atelier de gravure, créer une atmosphère où la douleur est conjurée par l’art se faisant. Il peut tout autant juxtaposer des images qui, fondues dans d’autres, opèrent des passages d’un univers à un autre dans une harmonie de significations. De fait, l’économie de ces films repose sur un primat du signifiant, c’est à dire une priorité absolue à ce qui fait sens, fait avancer la narration et crée un effet de perspective intellectuelle. De manière très impressionniste, le réalisateur multiplie les petites touches et ne laisse aucune image au hasard. Cette rigueur donne aux portraits qu’il distille une beauté inédite et, par ricochet, sublime la dimension esthétique de ces documentaires qui se laissent regarder comme des œuvres d’art.

À chaque instant, on se laisse prendre par la touche particulière de Mahmoud Jemni et aussi son infinie patience lorsqu’il s’attarde sur un détail qu’il transforme ensuite en levier symbolique. On retrouve chez ce cinéaste un art de suggérer puis de convaincre qui structure tous ces films. A ce titre, «Warda, la passion de la vie» est une véritable pépite. Loin des lamentations sur le corps malade, on y retrouve un hymne à la joie et un film sur le courage d’une femme de 27 ans. Face à son miroir, aux photos du temps antérieur ou aux couleurs de son art, Warda nous donne une leçon de vie et nous assène que la compassion des autres peut au fond être assimilée à une joie de la maladie. Jemni nous montre, sans lourdeurs, une femme en plein défi, tiraillée entre les séances de chimiothérapie mais donnant toujours vie à des gravures qui sont une réponse à la maladie.

Il faut voir cette trilogie de Mahmoud Jemni pour pleinement l’appréhender dans sa cohérence interne et sa logique cathartique. Dans l’histoire du documentaire en Tunisie, ce réalisateur se distingue par cette démarche raisonnée et sa capacité à mettre trois films très différents en regard d’un même projet. De la belle ouvrage qui ne surprend pas de la part de celui qui, dès 1971, faisait ses premiers pas avec le René Vautier du fameux «Avoir vingt ans dans les Aurès». Premiers pas qu’il confirmera à travers son travail acharné de critique et d’animateur, avant de passer de l’autre côté de la caméra pour réaliser une trilogie qui fera date.

Hatem Bourial

Le Temps du 28 février 2020.


 

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