RETOUR SUR LES JCC 2021 : POURQUOI «FEATHERS» A-T-IL RAFLÉ LE TANIT D’OR ?

Par Asma DRISSI – La Presse de Tunisie – Publié le 11/11/2021

Le Palmarès des dernières JCC, clôturées samedi dernier, ne fait pas l’unanimité. La quasi-absence de films tunisiens sur le podium, excepté «Insurrection» de Jilani Saâdi qui a reçu le Bronze, a fait des mécontents. Et retrouver «Feathers» en haut de ce podium a tout de même froissé une frange du public et des professionnels qui considèrent que primer cette première œuvre de Omar Zohairy n’est qu’une caisse de résonance de la grande polémique que ce film a provoquée au festival d’El Gouna.

Mettons-nous d’accord : tout d’abord, que les prix d’un festival soient le reflet de son identité profonde et répondent en grande partie à la subjectivité des membres du jury. Ce même jury des JCC 2021 est un jury hautement cinéphile, composé de critiques et de professionnels partisans d’un cinéma social et politique, doublé d’une approche esthétique rigoureuse. Ce n’est pas un jury glamour qui va s’emballer pour des œuvres esthétisantes ou qui surfent sur la vague. Considérant la belle sélection des œuvres en compétition officielle, le jury a certainement eu l’embarras du choix et c’est là que la subjectivité a tranché.

«Feathers» était déjà un favori, c’est une œuvre qui débarque dans la sélection officielle des JCC, forte par le Prix de la Semaine de la critique reçu au Festival de Cannes; elle est également fortement soutenue depuis la polémique du festival d’El Gouna par le critique égyptien Tariq Shennawi, membre du jury des JCC 2021. Pour «Rich» (Plumes – Feathers), la polémique d’El Gouna l’a plus servi que desservi. Et les JCC, depuis toujours, ont soutenu les films contestés, les films outsiders et les écritures cinématographiques controversées. Le jeune cinéaste égyptien Omar El Zohairy souligne, avec cette œuvre, un propos cinématographique hors des sentiers battus dans le cinéma égyptien et arabe. Il traite de la pauvreté et de la déchéance d’une manière peu habituelle. Si le cinéma égyptien, à moult occasions, a été marqué par des films pertinents, même subversifs, mettant à nu les bas-fonds d’une société égyptienne gangrenée par la décadence et la misère, «Feathers» expose les mêmes thématiques avec un regard nouveau. Un regard qui en a dérangé plus d’un (d’où la polémique d’El Gouna), mais qui a interpellé les spectateurs avertis.

Une mère passive, enfermée dans un quotidien monotone, rythmé par des tâches banales et répétitives.  Un simple tour de magie tourne mal pendant l’anniversaire de son fils de quatre ans et c’est une avalanche d’événements absurdes et improbables qui s’abat sur la famille. Le magicien transforme son mari en poule. La mère n’a d’autre choix que de sortir de sa réserve et d’assumer le rôle de cheffe de famille, remuant ciel et terre pour retrouver son mari. Luttant pour sa survie et celle de ses enfants, elle devient peu à peu une femme indépendante et forte.

La pertinence de ce film réside dans quelques points essentiels qui font de «Feathers» une œuvre aboutie.

Le film traite de marginalité, de pauvreté et de précarité, de gens qui vivent dans la marge, mais cette vie se développe dans un décor qui suggère une certaine organisation. Le cinéaste nous place sur le site d’une usine qui héberge ses ouvriers, et une organisation sociale découle de ce contexte. La noirceur qui s’accroche aux murs, les visages ternis par les échappements massifs de fumée qui embrument l’atmosphère, le manque d’entretien de l’espace de vie sous-entend la non-appropriation du lieu. Cette famille composée d’un père, d’une mère et de trois enfants en bas âge compose avec un provisoire qui dure. Une forme de regroupement familial sur le lieu de travail. Leur vie se limite au strict minimum qui permet au père de travailler.

Ce rythme morne est brisé par la fête d’anniversaire, un semblant de vie se dessine un temps, une activité qui vient rompre la routine. Quelques guirlandes, des douceurs, un gâteau d’anniversaire, et un magicien qui est supposé apporter un moment de rêve, viennent bouleverser cette vie.

Cette première partie du film installe un tableau à l’image des «Mangeurs de pommes de terre» de Van Gogh ou illustre un chapitre de «Germinal» de Zola qui s’ouvre par l’immolation d’un personnage par le feu, profondément dominé par un propos social souligné par une image hyperréaliste, se transforme, pour un laps de temps, dans la magie burlesque quand le père est transformé en poule.

Sans détours, Omar El Zohairy se débarrasse du père par un tour de magie, laissant l’espace au personnage central de son film. Un personnage encombrant pour l’histoire disparaît pour pouvoir poursuivre la trajectoire du film. Cette disparition/ transformation n’est que prétexte pour l’auteur qui ne s’attelle pas à nous donner des explications rationnelles. Un tour d’écriture que seul le cinéma permet et Zohairy ne s’en prive pas.

Le parcours de la mère est truffé de rebondissements, mais, à elle seule, face à la vie, les choses semblent plus faciles. La poule occupe une partie de sa vie et de l’espace, mais le reste lui appartient et ça se passe plutôt bien. Face à la bureaucratie, à l’obligation de faire travailler son jeune fils, à des attouchements qu’elle refuse à demi-mots et à tous les obstacles que peut rencontrer une femme, un léger sourire se dessine sur les lèvres de la mère. Et Omar El Zohairy y va sans jugement, sans scrupule, sans moralisme. Dans ce film, toutes les idées bien établies de la mère-courage, de la pauvreté, de la décadence véhiculée dans le cinéma égyptien sont brisées. Tous ces codes, qui nous faisaient tomber dans l’émotionnel et dans l’empathie, ne trouvent pas d’écho dans ce film. Car Omar El Zohairy fait le choix de rompre le lien entre le spectateur et les personnages, il nous place face à des cadres serrés jusqu’à l’étouffement, des cadres fixes qui rassemblent les personnages jusqu’à l’encombrement, ou des cadres larges, voire très larges, en plongée, qui isolent les personnages dans un espace terriblement vide, avec pour seul relief les décombres d’une cité macabre.

Zohairy ne nous donne pas de fil conducteur, il lance ses événements comme un chapelet qui perd des perles, abandonne un personnage dont la disparition est un moteur pour son histoire, et dont l’apparition propose un dénouement.

De l’image inaugurale de l’immolé à la scène finale de la mère qui gâte ses enfants de pizza et de gâteaux, Zohairy nous emporte, le temps d’un film, dans un gros nuage de fumée toxique, comme si nous étions enfermés dans une expérience inédite qui ne laisse pas de place aux émotions fortuites, où nous sommes spectateurs sans être partenaires, et duquel nous sortons totalement déroutés.

Source : https://lapresse.tn/


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