LE CINÉMA AMATEUR EN TUNISIE : ET APRÈS…

Dossier : Le cinéma amateur en Tunisie : et après…

Par Abdelhafidh BOUASSIDA – L’Action, du 24 novembre 1974

Quelques jours seulement après la fin de la plus importante manifestation cinématographique du continent africain, je veux parler de ces Journées cinématographiques de Carthage 1974, nous nous penchons sur un autre genre de cinéma qui – de par sa portée – est un peu à part, et dont on ne prend conscience qu’une fois tous les deux ans, c’est-à-dire au cours du Festival de Kélibia ; ce cinéma que l’on appelle amateur… Nous le faisons en toute connaissance de cause, bien qu’en apparence, l’heure soit de tirer les leçons apprises aux dernières Journées cinématographiques, de faire le point et la lumière sur ce cinéma professionnel tunisien, disons plutôt faire les comptes, savoir ce que nous avons atteint et ce qu’il nous reste à faire…

Les problèmes de notre cinéma professionnel, on ne les connaît que trop bien ; beaucoup sur ce sujet a été dit, écrit, publié, diffusé avant et après ces Journées ; les décisions historiques auxquelles ont abouti les journées de discussions de ce colloque… fumeux (d’après l’expression recherchée et intelligente d’un collègue auquel les problèmes de notre cinéma national tiennent à cœur (Dieu lui pardonne !). Eh bien ces décisions ne resteront certainement pas sur le papier, comme d’aucuns le penseraient… Si nous nous penchons aujourd’hui sur le cinéma national – disons plutôt sur l’amélioration de ses conditions d’existence pour être moins ambitieux et plus réalistes – mais aussi sur l’application de ces décisions historiques des Journées cinématographiques, et ce à long terme.

Beaucoup de sceptiques doivent, en lisant ces lignes, faire une moue bien caractéristique, genre : «non, mais ça ne va pas ? En quoi ce cinéma «amateuuuur» (note pour le typographe : ce n’est pas une faute, il y a quatre fois – u -, merci !) peut-il aider à nos problèmes ?

Mais qu’est-ce que ces écervelés viennent donc encore se mêler de ce qui ne les regarde pas ?…

Les sceptiques, voyez-vous, ont toujours existé, les pessimistes aussi. Si nous nous adressons à eux par l’intermédiaire de ce dossier auquel nous les convions cordialement à participer, c’est parce que nous sommes optimistes… optimistes même à changer leur point de vue, ce qui ma foi ne sera pas négligeable.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES :

Dix-sept clubs répartis dans tout le pays – dont trois dernièrement fermés pour des raisons financières (ceux de Radès, Bizerte et El Menzah), près de trois cents cinéastes amateurs, dont seulement soixante à quatre-vingt sont actifs ; parmi ces derniers, vingt à trente sont productifs et seuls quinze sont capables, vu leur formation poussée, de tourner correctement un film sans trop d’erreurs ; un festival international encore plein de balbutiements ; un festival national de sélection qui devait avoir lieu en 1974, mais ne se réalisa point pour des raisons financières ; pas un film tourné depuis le dernier festival 1973, à part deux ou trois documentaires que le club de Sfax tourne de sa propre initiative avec une subvention insuffisante octroyée par le ministère des Affaires culturelles ; une réforme générale qui a pris en main la direction de la fédération depuis 1970-71, mais bataille toujours à la recherche d’une formule adéquate à la situation…

Voilà en gros le tableau assez noir que l’on m’a présenté à la fédération, après avoir, pour des raisons de collégialité et de réforme, discuté avec le secrétaire fédéral chargé des finances, M. Ben Hlima.

D’ailleurs un président ou un secrétaire général, s’ils existaient, ne m’auraient pas dit plus, puisque la direction est collective et collégiale, en opposition avec celle des années soixante qui, d’après les dires des cinéastes amateurs d’aujourd’hui, était centralisée dans les mains d’une ou deux personnes ; et aussi parce que le nouveau bureau fédéral commence à peine à prendre conscience de l’ampleur des problèmes qui se posent à lui, puisqu’il vient d’être tout dernièrement élu (2-3 octobre 1974).

D’ailleurs nous présentons ici, puisque nous en avons l’occasion toute fournie, la composition de ce nouveau bureau :

  • 1) Secrétaire fédéral de l’administration – information : Ben Amor Ahmed.
  • 2) Secrétaire fédéral de formation : Achour Ridha.
  • 3) Secrétaire fédéral chargé des finances : Ben Hlima Ridha.
  • 4) Secrétaire fédéral chargé de la production : Fehri Mouldi.
  • 5) Secrétaire fédéral chargé de la photographie : Ben Ouanès Kamel.

Créée depuis 1962, la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (au début appelée A.J.C.T. : Association des Jeunes Cinéastes Tunisiens) était arrivée, après les difficultés primaires d’usage, à mettre sur pied et à former un certain nombre de cinéastes, aussi réduit soit-il, qui sont aujourd’hui des cadres qualifiés à la télévision ou ailleurs. Fut aussi créé ce Festival international de Kélibia ayant une session toutes les deux années, et donnant lieu à des festivités culturelles et sociales de tout ordre dans la région de Kélibia.

La formule de la direction de cette ancienne association des cinéastes était classique, c’est-à-dire un bureau, un président, un secrétaire général, des cours qui essayaient d’être réguliers et se déroulaient rue de Grèce, des films qu’on tournait sporadiquement, etc…

Jusqu’en 1970 année de changements profonds qui mirent à la tête de l’Association – désormais fédération – la génération des plus jeunes, avec tout ce que cela a comme avantages et comme inconvénients.

LA RÉFORME

Entamée au cours de la saison 1970-71, elle eut pour premier but de «virer» beaucoup d’anciens qui détenaient le pouvoir, suivirent plusieurs changements dans la conception même du travail au sein de la fédération. La formule des cours a été abolie en faveur d’une initiation collégiale : c’est-à-dire, les anciens, les mieux expérimentés, aident à la formation des débutants.

Ceux-ci, une fois adhérents, sont soumis à ce qui est appelé «la production progressive», consistant en cinq années de participation réparties comme suit :

  • Première année : Initiation à la photographie et à la prise de vues.
  • Deuxième année : Tournage d’un court-métrage documentaire en 16 m/m.
  • Troisième année : Tournage d’un court-métrage de fiction en 16 m/m.
  • Quatrième année : Tournage d’un moyen-métrage.
  • Cinquième année : Long-métrage qui n’a jamais été tourné jusqu’à présent dans le cadre amateur, pour des raisons financières. Naturellement, la tâche essentielle et raisonnable de cette rationalisation est de limiter les dégâts, pensez surtout matériels.

Parallèlement à ces appelons-les études faute d’autre chose, ont lieu des stages nationaux à raison de deux par an, avec la participation effective de professionnels et de gens qualifiés. Ont également lieu ce qu’on appelle les week-ends régionaux, c’est-à-dire des rencontres, à échelle réduite, groupant quelques clubs de la même région, et ayant pour but un échange fructueux d’idées, et de pratiques, voire un tournage collectif.

La production elle-même s’échelonne sur un cycle de deux ans : la première année, c’est-à-dire celle qui suit le festival international, est une année réservée aux stages, aux cours, aux rencontres, bref une année d’études et de préparation.

La deuxième sera l’année du tournage effectif des scénarii choisis, du montage et de la finition. Par exemple, en cette saison 1974-1975, trois commissions d’étude des scénarii, travaillant à plein rythme à Tunis et Menzel-Bourguiba, ont déjà accepté pas moins de 24 sujets dont la majorité sont des documentaires. Actuellement, on n’attend que la pellicule pour faire les premiers tours de manivelle.

Il y eut aussi la nécessité de créer un bulletin à l’échelle nationale ; ce fut l’éphémère «Charit», réalisé en collaboration avec la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs. Ce bulletin, comme bon nombre d’autres, dût aussi être arrêté pour des raisons financières, vous l’avez deviné… Actuellement, on préconise la création d’un bulletin interne, et peut-être ronéotypé, beaucoup moins cher, mais de toutes façons nécessaire dans le cadre de la formation des amateurs à l’échelle nationale.

S’il fallait coûte que coûte réduire à quelques points cette «réforme», qui est discutée depuis son application, on pourrait dire qu’elle consiste en ceci :

  • 1) Direction collégiale, (mot-clé dont on se sert comme fer-de lance).
  • 2) Production progressive, (voir le début de ce passage).
  • 3) Milite pour un cinéma de qualité ouvert à la société (sic)…

DIFFICULTÉS DU CINÉMA AMATEUR TUNISIEN

Elles sont avant tout d’ordre matériel et financier. Comme le disait ce secrétaire fédéral avec lequel j’ai discuté : «les finances sont notre problème numéro un, les talents ne manquent pas». En effet la F.T.C.A., n’ayant aucun but lucratif, ne survit que grâce aux subventions. Celles-ci se présentent comme suit :

– 2000 dinars par an, subvention du ministère des Affaires culturelles toujours en retard ; cette année a dû être annulée la rencontre nationale pour cette raison.

– 500 dinars pour la pellicule, avec la possibilité de développer gratuitement jusqu’à 10.000 mètres aux laboratoires de Gammarth.

– L’aide de la municipalité s’élevant à 500 dinars a été suspendue (?!…)

Un simple calcul nous donne la somme globale, absolument insuffisante, de 2.500 dinars. Seule la location du local coute 560 dinars, imaginez le reste. Le manque de finances entraîne tout à fait logiquement une série d’autres difficultés fondamentales pour l’existence de l’œuvre cinématographique elle-même. Au cours de la création de celle-ci, le moment le plus crucial est celui de la finition ; si la plupart des clubs possèdent (théoriquement) le matériel de base, à savoir visionneuse, enrouleuse, colleuse et colle, nécessaires à l’élaboration d’un film muet, aucun club ne dispose du moindre matériel pour faire une quelconque sonorisation ; pas même une double bande, pourtant si élémentaire et peu coûteuse soit-elle. Jusqu’à présent, les amateurs en sont à fixer sur une simple bande magnétique une musique d’accompagnement, voire un semblant de commentaire qui ne concordera presque jamais avec l’image. Cette technique, si elle suffit pour les balbutiements des débutants, ne peut en aucun cas satisfaire l’effort et la volonté de création qui anime les amateurs, ne répond point à l’évolution des thèmes et à leur réalisation formelle. Pour ce, le cinéaste amateur est combien de fois obligé d’être primitif, de se répéter, parce que ne disposant pas des moyens d’être autre, d’évoluer.

Je ne voudrais point ici soulever le problème d’une éventuelle exploitation (au moins culturelle) de ces films, parce que cela dépasse le cadre amateur ; le problème se pose pour le cinéma tunisien tout entier, et une solution ne peut être préconisée que dans le cadre d’une réorganisation totale de l’exploitation et de la distribution en Tunisie ; ce qui n’est pas pour demain : aussi, attendons !

À en croire les cinéastes amateurs eux-mêmes, il n’y a point d’autres problèmes ; surtout pas d’ordre artistique, ce qui n’est pas si vrai que cela. Il me souvient d’avoir discuté de tels problèmes au cours du dernier Festival de Kélibia ; les plus importants furent la monotonie des sujets qui se limitaient aux problèmes sexuels, et la faiblesse du niveau technique de l’image, de la mise en scène, du montage… Rares ont été les films atteignant le niveau élémentaire d’une projection sans problèmes. Je passe outre les discussions enragées autant que vaseuses dans lesquelles on entendait souvent voleter des mots comme «réforme», «anti-réforme», «collégialité», etc… C’était le bon temps !

Vu l’âge de ces cinéastes (la plupart sont des écoliers adolescents, donc en pleine puberté), cela ne surprend personne qu’un de leurs plus importants problèmes soit le problème sexuel ; mais de là l’ériger en problème fondamental, de là à tourner deux films sur trois traitant de ce problème, il y a tout un monde… Beaucoup d’autres problèmes dignes d’intérêt existent dans notre société tunisienne. J’espère que les 24 sujets choisis pour cette année s’attaqueront à quelques uns d’entre eux… s’il y a de la pellicule.

Abdelhafidh BOUASSIDA

L’Action, du 24 novembre 1974

(À SUIVRE)

(La semaine prochaine : POURQUOI UN CINÉMA AMATEUR ?)


 

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