FATWA, DE MAHMOUD BEN MAHMOUD : DÉSARROI D’UN PEUPLE

Par : Mouldi Fehri – Paris, 16.02.2020

PROLOGUE

Ces dernières années, les cinéastes tunisiens dans leur majorité ont fait du problème du salafisme un thème récurrent, devenu presque inévitable. Ce qui peut se comprendre étant donnée l’importance, la gravité et l’impact de ce phénomène sur la société tunisienne depuis la révolution de 2011. Fort heureusement, les approches sont différentes les unes des autres et permettent aux spectateurs d’envisager la question sous des angles différents et, peut-être, de bien la cerner pour mieux y faire face.

Mahmoud Ben Mahmoud n’échappe pas à la règle et nous propose, à travers son dernier long-métrage de fiction, «Fatwa», une vision originale de la question, qui se veut à la fois humaine et apaisée.

IMAGE D’UNE SOCIÉTÉ CLIVÉE ET DÉSORIENTÉE :

Comment porter à l’écran une image sincère et parlante de la détresse d’un peuple devant la transformation rapide et inattendue de sa société, connue pour son calme et son unité, en une société agitée, clivée et désorientée ? Le défi que Mahmoud Ben Mahmoud s’était lancé à lui-même était loin d’être simple.

Le film démarre par un plan indiquant que «nous sommes en 2013». Le choix de cette date est loin d’être le fruit du hasard, puisqu’il permet au réalisateur dès le départ de bien situer l’action dans un cadre historique précis, à savoir celui des premières années de la révolution tunisienne de 2011. Au cours de cette période, le pays traverse une phase des plus difficiles de son histoire récente, marquée par beaucoup de confusions et surtout un face-à-face des plus dangereux entre deux camps diamétralement opposés : les modernistes d’un côté, et des islamistes radicaux et virulents de l’autre. La situation était tellement explosive qu’en plus des attentats terroristes à répétition, des assassinats politiques visant deux leaders de la gauche tunisienne venaient coup sur coup d’avoir lieu. L’évènement était si grave et surtout inhabituel en Tunisie, qu’il a vite attisé les ressentiments et mis le pays presque au bord d’une guerre civile.

Le récit du film, qui trouve son point de départ dans ce contexte particulier, permet au réalisateur de nous décrire les conditions de vie compliquées des Tunisiens durant cette période critique, à travers le regard de son personnage principal, Brahim, présenté ici comme un «musulman ordinaire» en plein désarroi ; un peu à l’image de la plupart de ses concitoyens qui souffrent en silence et ne reconnaissent plus leur pays.

Le film repose sur trois personnages venant d’une même famille, mais dont les chemins se sont progressivement séparés : un père (Brahim), une mère (Loubna) et leur fils décédé (Marouane). Si ce dernier s’est radicalisé et a basculé avant sa mort du côté des salafistes qui ont réussi à l’endoctriner, sa mère est au contraire une femme laïque fermement opposée à l’obscurantisme et à l’islam politique. Quant au père, il incarne le musulman modéré qui se trouve complétement dépassé et totalement désorienté. Trois positionnements différents, voire opposés, qui reflètent un peu les clivages qui existent dans la société tunisienne elle-même en cette période délicate.

Trame du film :

Installé en France où il a refait sa vie depuis son divorce, Brahim, un jeune père tunisien (personnage principal joué par Ahmed Hafiane) apprend le décès de son fils, Marouane, suite à un supposé accident de moto. De retour en Tunisie pour l’enterrer, il découvre, une fois sur place et à sa grande surprise, que le jeune homme militait au sein d’une organisation salafiste, après avoir abandonné à la fois le foyer familial et ses études à l’école des Beaux-Arts. Intrigué par ce changement radical et surprenant de son fils (qu’il ne reconnaît plus), et cherchant à comprendre ce qui s’est passé, Brahim décide alors de se rapprocher du milieu et des personnes qui l’ont endoctriné – et probablement amené petit à petit à cette fin tragique. Assailli par la douleur, et loin d’être convaincu par les conclusions de la police qui a vite fait de classer le dossier, il finit par douter des circonstances même de cette mort et décide de mener sa propre enquête. Dès lors, le film prend la forme d’une vraie intrigue policière où ce père, transformé pour les besoins de la cause en détective privé, va (de découverte en découverte) accumuler une série d’indices lui permettant progressivement d’arriver jusqu’aux vrais responsables de la mort de son fils. Agissant toujours de façon calme et déterminée, il ne recule devant rien, y compris à affronter ces têtes pensantes qui étaient à l’origine de ce drame.

Mais le désarroi et la douleur de Brahim face à la perte de son fils n’ont d’égal que sa grande stupéfaction et incompréhension devant l’ampleur de la transfiguration de la société tunisienne par rapport à ce qu’elle était avant son départ. En menant son enquête dans les environs de l’appartement de son fils, situé dans un quartier populaire qu’il avait lui-même bien connu et fréquenté auparavant, il se rend compte à quel point l’emprise de l’intégrisme religieux a dénaturé les lieux, les activités culturelles et commerciales et même l’apparence des gens et leurs comportements. Allant de surprise en surprise, il n’en croit presque pas ses yeux, devant toute cette évolution qu’il trouve à la fois néfaste, rapide et bouleversante.

RÉSISTANCE DES FEMMES FACE À LA DOULEUR :

Mais Brahim n’est pas seul concerné par ce drame. Il y a aussi Loubna (interprétée par Ghalia Benali), son ex-femme et mère de Marouane. Intellectuelle féministe et députée, elle est aussi connue pour son opposition active et déterminée à l’islam politique et à l’obscurantisme qu’il propage. Son dernier livre, qui venait d’être publié, portait justement sur ce sujet et lui a valu d’être la cible de plusieurs critiques de la part des intégristes religieux et de faire l’objet d’une fatwa, synonyme d’une vraie condamnation à mort. Placée alors sous la protection (ou la surveillance ?) de la police, elle a même été rejetée par son propre fils à cause de ce livre et des idées modernistes qu’elle y défend, mais aussi pour la relation intime qu’elle avait avec Fathi, un homme qu’elle a connu après son divorce. Sous l’influence (et certainement avec l’aide) des salafistes qu’il fréquentait, Marouane a d’ailleurs fini par quitter le foyer de sa mère pour aller s’installer seul dans un appartement en location.

Mais cette mère, qui ne manque pas de caractère, reste toujours attachée à ses principes, quelles que soient les circonstances et les difficultés. À l’occasion des funérailles, et notamment de la veillée funèbre par exemple, elle refuse catégoriquement l’organisation chez elle de certains rites religieux qu’elle désapprouve, et provoque ainsi la colère de Brahim. Ensuite, elle ira jusqu’à défier les islamistes en assistant à l’enterrement de son fils, alors que ces derniers ne tolèrent jamais la présence des femmes à ce genre de cérémonie, généralement réservée aux hommes.

À côté de cette «mère-courage», personnage important du film, le réalisateur nous présente aussi une autre catégorie de femmes, cette fois-ci voilées et apparemment complétement soumises. Mais sont-elles vraiment consentantes ? Rien n’est moins sûr et au contraire tout indique qu’elles ne ratent en fait aucune occasion pour essayer de se soustraire à cette situation et de retrouver leur liberté et leur dignité. Parmi elles, le cas de Latifa est certainement très révélateur. Ex-voisine de Marouane que Brahim est venu interroger dans le cadre de sa propre enquête, elle accepte de lui livrer diverses révélations et indices, pouvant l’aider à mieux comprendre l’évolution de son fils et à découvrir l’énigme qui tourne autour de sa mort. Régulièrement battue et humiliée par son mari, elle finit par le fuir et elle se réfugie avec son bébé chez Brahim, où elle n’hésite pas à se débarrasser de son voile et même à donner le sein à son bébé face à la caméra, comme pour mieux défier les islamistes et leurs interdits obscurantistes.

Avec les portraits de Loubna, Latifa et d’autres encore, Fatwa ressemble à un cri d’alarme lancé contre les violences faites aux femmes au cours de cette période et une mise en lumière du combat incessant qu’elles mènent (chacune à sa façon) contre l’intégrisme, malgré les risques auxquels elles s’exposent.

UNE NARRATION UTILISANT LES INGRÉDIENTS D’UN THRILLER :

Pour alléger l’atmosphère générale et éviter de tomber dans un excès de dramatisation inutile, le réalisateur choisit de construire son film comme une intrigue policière. Se servant des ingrédients habituels de ce genre, comme l’introduction d’une énigme et d’un suspense bien entretenu, il arrive intelligemment à provoquer chez le spectateur une grande excitation, voire une appréhension qui le tient ainsi constamment en haleine. Ce qui contribue, par la même occasion, à capter son attention et à le soustraire à la tension inévitablement induite par la gravité des évènements.

Mais ce qui mérite d’être souligné aussi, c’est qu’en optant pour un genre cinématographique populaire comme le film policier, le réalisateur a probablement cherché à cibler et sensibiliser les habitants des milieux populaires et à les présenter comme étant les premières victimes du fléau salafiste et intégriste. Une grande partie de l’action de son film est d’ailleurs située dans des quartiers populaires de la ville de Tunis : c’est là que Brahim a passé une partie de sa jeunesse. C’est là que son fils Marouane s’est installé et s’est laissé entraîner et endoctriner par les salafistes. Et c’est peut-être encore là aussi que l’empreinte de ces derniers est la plus apparente et la mieux implantée.

Avec ce dernier long-métrage de fiction, Mahmoud Ben Mahmoud nous livre le récit d’un drame social, ayant une connotation politique indéniable. La démarche didactique qu’il y adopte ne l’empêche toutefois pas de garder une position équilibrée et clairvoyante. Se servant ainsi de son personnage principal, Brahim, il prône, à travers lui, un islam modéré et tolérant qu’il présente comme la principale cible de cet islamisme radical qui, en l’espace de quelques années, a envahi et bouleversé la Tunisie et surtout la partie la plus fragile de sa population.

LA FAUSSE NOTE :

Fatwa s’attaque donc à un problème sociétal complexe, avec une approche lucide, sereine et équilibrée. Accordant à la dimension humaine une place centrale dans le traitement du sujet, le réalisateur s’attache surtout à l’essentiel et évite de tomber dans toute forme de caricatures ou de clichés. Ce qui est tout-à-fait appréciable.

Mais on ne peut, néanmoins, cacher notre déception et notre étonnement face à cette fin inattendue, brusque et brutale (voire inutile de notre point de vue) : l’égorgement de Brahim par un salafiste, en direct et par effet de surprise.

Tout comme la victime, le spectateur se trouve d’ailleurs totalement pris au dépourvu, car il pouvait s’attendre à tout sauf à ça. Et le pire c’est que, comme à elle, on ne lui laisse même pas le temps de réagir. C’est ainsi que le film se termine et pas autrement et c’est cette dernière image tragique et sanglante qu’il est presque invité à garder en mémoire (et à accepter ?). En somme, on a l’impression d’entendre dire, en guise de morale finale, que le monde est ainsi (ou est devenu ainsi) que ça nous plaise ou pas. Point final !

Ce qui est sûr aussi, c’est que les images de ce bourreau, de son couteau et de cette mare de sang (par ailleurs très bien filmées et soigneusement montées) donnent vraiment froid dans le dos et marquent inévitablement les esprits. Ce qui est en soi une grande réussite sur le plan purement cinématographique. Mais en même temps, elles collent malheureusement au film une note de fin à la fois pessimiste et odieuse, dont il n’avait pourtant absolument pas besoin.

Était-il donc vraiment nécessaire de garder l’ensemble de ces derniers plans et de participer ainsi (même involontairement) à une banalisation de la violence et de la barbarie ?

À priori, cela ne nous semble pas correspondre aux idées connues du réalisateur, ni à l’intention qu’il a pu avoir. En tous les cas, l’orientation, le contenu et la grande qualité de ses films précédents ne nous autorisent pas à en douter. Mais, comme on ne comprend pas, on aimerait bien qu’il s’explique et qu’il nous éclaire sur ce point.

M.F
Paris, 16.02.2020


Synopsis :

  • Brahim, un Tunisien installé en France depuis son divorce, rentre à Tunis pour enterrer son fils Marouane, mort dans un accident de moto. Il découvre que Marouane militait au sein d’une organisation salafiste et décide de mener son enquête pour identifier les personnes qui l’ont endoctriné. Peu à peu, il en vient à douter des circonstances de sa mort.

Rappel :

  • Fatwa a eu le Prix du meilleur film arabe au Festival du Caire (2018) et le Tanit d’Or des Journées Cinématographiques de Carthage (2018), où l’acteur Ahmed Hafiane a également été couronné pour son interprétation du rôle de Brahim.
  • Il a été produit par Habib Bel Hédi et Hatem Ben Miled en Tunisie, en coproduction avec les frères Dardenne (à travers leur société belge Les Films du Fleuve).

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