MAHMOUD BEN MAHMOUD : À CE JOUR, NOUS N’AVONS PROSPÉRÉ QUE SOUS L’OCCUPATION ET DANS L’EXIL

Entretien avec Mahmoud Ben Mahmoud

Par Christian Bosséno et Mouloud Mimoun – cinémAction N° 24.

– Qu’est-ce qui a inspiré le scénario de votre film ?

  • R : La réalité. J’ai moi-même vécu une mésaventure semblable avec un réfugié yougoslave. Refoulés de Douvres, nous avons repris la mer pour Ostende non pas dans un ferry-boat mais après une nuit de cauchemar en prison dans un petit rafiot spécialement affrété. En Belgique, nous sommes arrives le 1er janvier, donc un jour férié, moi j’ai pu «passer» parce que mon permis de séjour était expiré depuis la nuit précédente, mais j’avais un mois de délai pour le renouveler conformément à la loi belge. Pour le Yougoslave, il y avait un problème de visa. Son visa pour la Belgique était périmé. Ce qui créait une situation à la Raymond Devos !

Pour faire renouveler ce visa, il fallait qu’il se rende au consulat belge le plus proche, mais il fallait pour cela fouler la terre ferme, ce qui lui était interdit puisqu’il n’avait pas de visa ! Ils l’ont gardé et je n’ai rien pu faire pour lui, parce que dans ce cas-là, quand on veut donner un coup de main, la répression est telle qu’on vous sépare tout de suite. Ça m’est arrivé en Suisse il n’y a pas longtemps : j’allais accueillir un Africain qui devait jouer dans ce film. J’étais avec un Algérien. On nous a séparés par la force en me menaçant de me coffrer avec lui parce que je voulais l’aider…

Vous dépassez cette réalité vécue, traitez également le thème des libertés d’une manière générale.

  • R : Je ne choisis pas des thèmes, et pas non plus celui de l’émigration. Je crois que je suis habité par deux ou trois trucs. Il fallait un cadre pour les dire. Jamais je n’aurais fait ce film, si cela avait été pour me limiter à la dénonciation des institutions européennes. Je l’ai fait pour m’installer dans une seconde strate d’écriture et d’investigations. Il n’y a donc pas choix, de ma part, de parler de l’émigration. C’est vrai que des thèmes annexes, plus «vicieux», moins sociologiques, comme l’exil, dans la mesure où l’exil peut être intérieur, comme le déracinement dans la mesure où il a une dimension poétique, comme l’errance, sont des thèmes qui tournent autour de la notion de l’émigration, je préfèrerai dire des migrations tout court. Comme les oiseaux.

L’exil est un thème très riche en matière de cinéma, il introduit la notion de déplacement physique et intellectuel.

  • R : Tout à fait d’accord. Michel Khleifi, qui est mon associé, me dit d’ailleurs : «À ce jour nous n’avons prospéré que sous l’occupation et dans l’exil», mais il faut quand même rappeler que cette définition que vous donnez là de l’émigration génératrice de richesse n’est pas celle que l’on trouve développée dans le cinéma du genre jusqu’à ce jour. C’est un cinéma d’affrontement, de revendication, avec des thèmes que l’on connaît : le manichéisme, le misérabilisme. Je me souviendrai toujours d’un papier dans L’Humanité sur un film tunisien qui traitait de la question et le journaliste disait : «Il est inadmissible que l’on réduise le peuple de France à une poignée d’excités», et il a tout à fait raison. Moi je peux errer comme bon me semble en France. En faisant de l’auto-stop, en tombant sur une pute… J’ai redécouvert ce pays sous un angle tout à fait insolite et cela vous éloigne très fort de tout ce qui a été écrit sur la question et qui a monopolisé le discours sur l’émigration pendant dix ans.

Le film a été projeté en Union Soviétique…

  • R : Après quelques péripéties, mais il a suscité un véritable engouement car il renvoie les blocs dos-à-dos et montre également que le monde occidental, s’il n’a pas affaire à une dissidence spectaculaire qu’il peut exploiter de manière tapageuse dans le cadre de la guerre idéologique, crache sur la dissidence.

Le réfugié slave du film, qui est un transfuge et non un dissident, est traité ainsi parce qu’il n’y a rien à tirer de lui, il n’est pas un athlète célèbre, un écrivain célèbre, un musicien connu… Les Russes étaient mis en confiance : voilà ce qui vous arrive quand vous allez en Europe !

Ce film échappe à toutes les catégories idéologiques véhiculées par le cinéma jusqu’ici.

  • R : Les Tunisiens non repentis ou non revenus d’une certaine forme de militantisme d’extrême gauche l’ont réduit à un pamphlet bavard et petit-bourgeois. «Vous n’avez pas le droit de voir le monde de cette façon !

Qu’est-ce que c’est que ce ras-le-bol ? Vous ne proposez rien !» C’est un film inquiétant, volontairement ambigu et ils ont eu un problème par rapport à cela. Il y a encore, ici, une race de gens qui existe, qu’on croit trop vite disparue, qui veut encore que moi, Arabe, vivant en Europe, porteur de toute la merde du monde arabe, je tienne des discours d’espérance !

  • J’ai dit : «Je ne suis pas homme politique, ce n’est pas ma nature. J’ai choisi le seul cadre qui me permet de dire merde sans faire de dégâts, en transmettant un peu d’émotion, en forçant à réfléchir». J’ai dit : «Prenez un tableau ; La Saint-Barthélémy», «Le massacre des Innocents». Qu’est-ce que vous voyez : du sang qui coule, des gosses égorgés, ça fige dans la mémoire de l’humanité un moment particulièrement atroce. Et qu’est-ce qu’on garde de cette époque comme image ? L’image d’une époque perturbée, bloquée». On ne peut pas en vouloir à ces artistes de ne pas avoir dégagé une note d’espérance. Il fallait d’abord souligner l’horreur, moi je vis mon arabité comme cela, je suis humilié quotidiennement.

Je suis occupé, au premier degré en Palestine, au second degré par l’Amérique et par les puissances coloniales et néocoloniales ; je suis dans une guerre impitoyable avec l’étranger, avec moi-même, mon sous-développement, mon retard, mes blocages, les mentalités qui nous entourent, avec le bloc soviétique qui nous a bernés des années durant. Comment je suis perçu ? Qu’est-ce qu’on récolte comme victoire ? Trois fois rien ! Les gifles après les gifles.

Quel discours dans le cadre de l’art puis-je tenir ? Je suis en droit de dire qu’il fait noir autour de moi et que je ne vois pas clair.

J’ai fait ce film contre toute volonté de pouvoir. Il se termine avec une femme dans le brouillard. C’est un espace artistique, dionysiaque, strictement privé. Mon personnage est humain, trop humain, avec des faiblesses. J’ai voulu réhabiliter ce que j’appelle l’idéologie privée. J’avais besoin de réhabiliter cette dimension privée qui, en fait, sous-tend notre religion : la vie même du Prophète, sa relation avec les femmes.

Le Prophète est plus humain dans sa vie privée que n’est devenu son texte, et son message. Jamais il n’aurait pu se rendre complice de ce que les musulmans ont fait aux femmes.

J’ai voulu me démarquer par rapport aux clichés. Pourquoi Youssef n’est pas misérabiliste, pourquoi il est hautain ? Comme j’avais ce souci qu’il dégage un minimum d’identification, de discours de vérité, j’ai veillé régulièrement à procéder à des dégels sur le plan psychologique. En fait, je lui brise les reins. Et il est vulnérable. Tout son discours est spectral, dans l’obscurité. J’ai voulu briser le monolithisme. Son discours n’est pas un discours de force. Même son angoisse ne doit jamais devenir le lieu d’un confort.

Peut-on parler d’une école «belge» du cinéma arabe. Vous travaillez à Bruxelles avec Michel Khleifi, votre associé à Marisa Film, Borhane Alaouié, Néjia Ben Mabrouk. Pourquoi Bruxelles ?

  • R : La Belgique nous préserve contre ce qu’il y a de médiocre dans notre arabité, ce que ne peut faire Paris qui est une ville arabe. La Belgique c’est le Nord, la province. Il n’y a rien, on n’est pas sollicité par le monde extérieur. On peut «plonger». Je n’arrive pas à écrire la même chose à Paris ou à Tunis. Tout le monde nous dit : «Mais qu’est-ce que vous foutez là, descendez à Paris, c’est là que tout se passe». Bruxelles, c’est comme une immense maison où j’habite seul. C’est un sanctuaire pour la résurrection.

Extraits d’un entretien par : Christian BOSSÉNO et Mouloud MIMOUN (Carthage)

Source : cinémAction N° 24 – cinémas de l’immigration 3 – L’Harmattan


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