POURQUOI UN CINÉMA AMATEUR ?

Dossier : Pourquoi un cinéma amateur ?

Par Abdelhafidh BOUASSIDA – L’Action, du 29 novembre 1974

Suite et fin

Arrivés à ce stade du dossier, et au vu de toutes les difficultés dont on vient de parler, nous sommes en droit de nous poser quelques questions fondamentales : Et après ?… À quoi mène ce cinéma amateur ? Et d’ailleurs, pourquoi même un cinéma amateur ? En effet, nous serions aveugles, ou partiaux, si nous ne remarquions pas certaines vérités générales à propos de la fonction de ce cinéma amateur : n’est-ce pas pour la plupart une occupation de loisir, voire de prestige, «marginale, luxueuse et coûteuse», comme disait quelqu’un dont le but serait plutôt de combler un certain vide matériel, psychologique, sinon sentimental ? En plus, c’est un cinéma isolé, réservé pour le moment aux spectateurs des festivals, rencontres ou semaines culturelles…

N’est-ce pas là le cas du cinéma tunisien en entier ?… Il est vrai, quelques réalisations ont été des réussites, mais d’une saison, ou d’un festival…

Il est vrai, la nouvelle orientation du cinéma amateur en Tunisie a donné une ouverture sur le domaine social ; mais elle reste très limitée et pratiquement condamnée à l’échec, vu le manque de distribution.

Je vois d’ici beaucoup «d’opposants» jubiler : «Pourquoi doit-on perdre de l’argent, des pellicules, un local, des caméras, des projecteurs, une subvention pour un festival international… pour les beaux yeux de quelques jeunots voulant jouer au cinéma ?».

Je crois qu’un tel cheminement de pensée est injuste ; c’est comme si l’on voulait supprimer les troupes de théâtre amateur, ou bien les troupes musicales scolaires. Le cinéma amateur, malgré toutes les difficultés dont on a parlé, est nécessaire et indispensable dans la Tunisie actuelle, ouverte à tous les courants culturels et où l’éducation de la jeunesse a la plus grande importance. Reste à définir sainement et objectivement sa fonction, reste à savoir comment la réaliser, comment faire vivre ce cinéma et l’arracher de son isolement.

FONCTION DU CINÉMA AMATEUR

Le cinéma amateur en Tunisie a deux fonctions principales complémentaires :

Fonction culturelle : bien organisé et matériellement sûr, le cinéma amateur peut être un des instruments culturels les plus importants, vu le grand rôle joué par cet art de masse qu’est le cinéma dans la vie du Tunisien en général et des jeunes en particulier. Contrairement aux dires de certains, le cinéma amateur peut efficacement aider le cinéma professionnel tunisien en lui rendant maints services, dont nous citerons les plus importants :

+ Servant à plusieurs jeunes qui projettent de devenir cinéastes comme champ d’épreuve d’aptitude et de talent, il pourrait éviter, avant qu’il ne soit trop tard, l’infiltration d’éléments non talentueux, d’éléments qui l’utiliseraient comme prestige, bref, de personnes trompées de chemin, et dans notre cinéma tunisien actuel, il y a pas mal de personnes répondant à ce signalement.

+ Comme corollaire de ce premier point, le cinéma amateur pourrait servir de champ d’expérience aux meilleurs cinéastes amateurs dont le talent est indiscutable, mais qui nécessitent une certaine pratique avant de poursuivre plus loin ; celle-ci sera moins coûteuse dans le cadre d’un cinéma amateur que dans celui du cinéma professionnel.

+ Même l’expérimentation formelle et esthétique, les spéculations philosophiques, les recherches au niveau de l’image et du style, pourraient, pour les raisons déjà citées, avoir leur place et leur raison d’être plutôt dans ce cinéma que dans le cinéma professionnel, puisque celui-ci doit tenir compte des exigences du marché.

C’est d’ailleurs une des fonctions les plus fondamentales du cinéma amateur en Europe ; sans oublier que cela éviterait au cinéma tunisien les gaffes coûteuses qui ont jusqu’à présent parsemé son existence.

Fonction sociale : la plus importante, même si elle ne donne des fruits qu’à long terme. Elle consiste avant tout en la formation d’un public averti cultivé cinématographiquement, des cinéphiles en un mot, qui pourraient aider à l’implantation du cinéma tunisien et à l’assainissement du marché en général. Ne serait-ce pas une perspective enchanteresse que celle du jour où l’on ne verra plus sur nos écrans les Trinitas, les Djangos et autres navets qui ont usurpé la place du bon cinéma mondial et surtout du tunisien, africain et arabe ?… Eh bien, pour arriver à cela, il faut aussi préparer un public qui soit en mesure de l’accepter ; c’est entre autres à la. F.T.C.A, en collaboration avec la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs, qu’il revient de créer ce public.

La fonction sociale a une autre forme : produire des films – surtout documentaires – profondément ancrés dans la réalité tunisienne, traiter réellement, sainement, et franchement des problèmes sociaux de la Tunisie actuelle. De tels films pourraient à la longue habituer le public tunisien au genre dit social ; ce qui d’une autre façon aiderait encore le cinéma national.

Reste à réaliser ces objectifs et ces fonctions. Et c’est là que le bât blesse…

CONDITIONS NÉCESSAIRES À LA RÉALISATION DE CES FONCTIONS

+ Une des premières conditions fondamentales pour la bonne marche du cinéma amateur serait l’existence de matériel et de locaux en bon état, permettant une production dont le niveau technique dépasserait celui qu’on connait actuellement ; cet équipement matériel de tournage, caméras, projecteurs, tables de montage, appareils de sonorisation, etc…-, vu l’essor du «Super-8» dans le monde au cours des dernières années, pourrait se faire sur ce genre de pellicule, si l’on considère le 16 mm comme onéreux ; à condition que celui-ci existe parallèlement au Super-8, vue la diffusion quasi-totale dont il jouit ; il serait alors réservé aux sujets les plus importants, tournés par les plus capables. Il va sans dire qu’un tel équipement ne peut se faire sans l’aide du ministère des Affaires culturelles.

+ Très importante aussi est la condition matérielle qui devrait être réglée une bonne fois pour toutes. Puisque la subvention ministérielle s’avère insuffisante – je ne sais si elle pourrait dépasser ces 2.000 dinars ? – il faudrait penser trouver de l’argent ailleurs ; en particulier d’autres subventions. Mais en attendant, pourquoi la Fédération des Cinéastes Amateurs ne pourrait-elle pas organiser des projections de films commerciaux, tout comme le fait la jeunesse scolaire ou tout autre organisme de jeunes ? Cela permettrait une entrée respectable et automatiquement une plus grande autonomie ; sans oublier la formation de ce public dont on parlait.

+ L’organisation de semaines ou journées du film amateur dans les gouvernorats serait souhaitable. Cela aiderait à la diffusion, la propagande et la distribution – si minime soit-elle – des films les meilleurs, sans oublier l’apport et l’importance culturels que cela aurait dans les gouvernorats. Pour ce, le ministère, avec la SATPEC, pourraient gonfler les meilleures œuvres, en tirer plusieurs copies en vue d’une plus grandie distribution. Ajoutons que pour atteindre une telle diffusion, l’existence d’un bulletin, même interne et ronéotypé, est tout à fait nécessaire.

+ La télévision tunisienne pourrait aussi diffuser les meilleures œuvres, dans des émissions mensuelles, bimensuelles ou hebdomadaires, qui seraient suivies de discussions et des dernières informations sur les activités de la FTCA.

+ Reste le Festival de Kélibia dont on ne pourrait nier l’importance, mais qui nécessite une réorganisation totale, des conditions matérielles et techniques nouvelles permettant le déroulement normal des projections, une préparation plus soignée et surtout des frais de participation moins élevés. Il nécessite aussi une sélection plus rigoureuse des œuvres tunisiennes présentées – une par club suffirait -, et une préparation plus grande de la part des cinéastes amateurs eux-mêmes : les interminables discussions de 1973 sur la réforme et l’anti-réforme, les anciens et les nouveaux, devraient être évitées dans un festival international. Elles doivent avoir lieu justement au cours des années précédant le Festival. Il faudrait plutôt penser à faire de bons films en parlant beaucoup moins… ou bien en parlant mieux et autrement ; par exemple, avec ce cinéma même dont on parle tant. Pourquoi ne pas l’utiliser pour exprimer, par exemple, les difficultés rencontrées au sein de la FTCA même ?

CONCLUSION

Ces quelques réflexions sur la situation du cinéma amateur en Tunisie ne prétendent nullement épuiser la question… Au contraire ! Elles ne sont qu’un essai d’analyse qui s’était proposé de rapprocher aux lecteurs les problèmes fondamentaux qui se posent à une importante organisation culturelle, problèmes qu’il nous faudra résoudre le plus rapidement  possible, sous crainte de voir le cinéma tunisien amputé d’une aide sensible, malgré les dires et le scepticisme de beaucoup. Il serait souhaitable – afin que ce dossier ne soit pas un simple pavé dans la mare – qu’au moins les gens touchés par ces problèmes se manifestent, en l’occurrence les cinéastes amateurs eux-mêmes, ou bien ceux qui s’occupent de cinéma, pour être plus exact…

ABDELHAFIDH BOUASSIDA

L’Action, du 29 novembre 1974


 

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