IMAGES SACCADÉES, DE HABIB MESTIRI : ARCHÉOLOGIE D’UNE MÉMOIRE

Par Mahmoud Jemni pour cinematunisien.com

La thèse défendue par le film : il ne suffit pas de tourner des films, le plus important est de les conserver pour qu’ils donnent à voir, analyser, débattre… Avec le temps, ces images stockées renseigneront sur différents aspects : sociaux, politiques, culturels d’une époque et mettront en exergue les péripéties de la création et ses spécificités esthétiques. C’est l’évidence même, mais est-elle aussi facile à concrétiser ? Voilà à quoi aspire le réalisateur d’Images saccadées.

Le film s’ouvre. La première scène, de par sa lumière, la disposition de son décor et sa musique envoûtante composée par Kaïs Sellami, nous installe dans la nostalgie. Cette dernière prépare le terrain à la caméra, afin d’opérer différents mouvements et fouiller les lieux. Une main, dans la pénombre, apparaît de temps en temps pour rythmer la narration. Nous sommes prêts à la réception : différents plans serrés se succèdent, ils démontrent tout ce qui a trait au cinéma.

Quel cinéma ? Le cinéma amateur tunisien. Cette exposition résume l’histoire de ce vivier cinématographique national. Le spectateur voit défiler sous ses yeux différents éléments, pêle-mêle, des ingrédients du cinéma : pellicule de différents formats, une visionneuse, une table de montage, des cassettes VHS, appareils photos et extraits de films et la silhouette d’une des figures de proue de notre cinéma : il s’agit du cinéaste militant Ahmed Harzallah.

Septuagénaire, Harzallah fera l’accompagnateur, il nous fait revisiter les lieux, pardon, l’histoire de la Fédération tunisienne des Cinéastes Amateurs. En sa qualité de narrateur, il s’éclipse pour que d’autres prennent la parole.

Ainsi, la structure narrative de ce film se présente sous forme de tableaux ayant chacun une particularité, et ce, selon le témoignage retenu. Les témoins sont nombreux, ils appartiennent à trois générations. Ils se distinguent également par leurs convictions politiques, leurs visions esthétiques et leur statut. Du jeune étudiant à l’ex-ministre, en passant par les fondateurs et les responsables des clubs. Il y a aussi les éternels cinéastes amateurs et ceux qui sont passés dans le secteur professionnel.

Citons quelques noms : Abdelwaheb Bouden, Ridha El Béhi, Ahmed Khéchine, Tarek Chortani du club de Kairouan. D’autres des différents clubs de Sousse, Tunis, Sfax, Mehdia, Gafsa et Gabès. Qu’il s’agisse de Moncef Ben Mrad, Mohamed Dammak, Marwane Meddeb, Ghassen Amami, Dalila Dahri, Ali Ben Abdallah, Khaled Barsaoui, Hammadi Guellah, Rachid Sfar, Abderrahman Chibani, Nacer Sardi, Ridha Ben Halima, Radhi Trimèche, Fethi Kémicha, Hédi Khlil, Mustapha Negbou… la liste est longue, mais les témoignages sont sincères et captivants.

Hassan Bouzriba, en sa qualité du premier président de «l’Association des jeunes cinéastes tunisiens», ouvre le bal des témoignages, parle de la genèse de cette association qui n’est que la concrétisation des aspirations de jeunes Tunisiens. Ces jeunes voulaient faire de l’image un moyen d’expression.

L’autodidacte Omar Khélifi, bien qu’il ait été pionnier en la matière, n’était pas parmi les membres-fondateurs. Cela n’empêche que ses premières expériences ont été un élément déclencheur et un facteur d’émulation. D’où ce premier-né, en 1962, qui n’a pas tardé à changer d’appellation, pour devenir la Fédération tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA). Cette association a été, depuis sa création, un lieu de débats, d’échanges d’idées et une contrée de rencontres.

Le Festival International du Film Amateur (FIFAK) a précédé les Journées Cinématographiques de Carthage (JCC). C’est un lieu convivial, suscitant l’intérêt des cinéastes nationaux et étrangers. L’histoire de la FTCA, comme la relatent les différents témoignages, est le reflet des mouvements sociopolitiques du pays. Depuis sa création, la FTCA connaît, presque chaque décennie, une nouvelle orientation dans ses choix esthétiques.

Ces changements sont tributaires des relations avec le gouvernement, des changements politiques, sociaux et des courants idéologiques venant d’au-delà des frontières. Mai 68 était à l’origine de «La Réforme», ce texte qui n’est qu’une réaction à la bureaucratie de la direction centrale, précisait l’un des témoins. Les clubs réclamaient de l’autonomie dans la gestion et de la liberté dans la création.

Deux courants marquaient l’histoire de la FTCA : celui du club de Hammam-Lif et celui de Kairouan, essentiellement avec Bouden. Philosophe de formation, Bouden, réalisateur de «Duel», prône plus de liberté dans la création et appelle à rompre avec certains modèles figés.

Des courants idéologiques traversent l’histoire de la Fédération. Ils proviennent de l’université. Ainsi, «La Réforme» est obsolète aux regards de nombreux adhérents, adeptes de «La Plateforme». Ce texte appelle à la radicalisation, et devient dogme aux dépens de la création. Cette rigidité n’est qu’une réaction face au pouvoir politique. Le fameux incident avec le ministre de la Culture de l’époque en témoigne. Quels que soient le climat politique ou le combat idéologique, les films des cinéastes amateurs, dans leur diversité, restent fidèles à cette aspiration à la liberté. La liberté et la délivrance sont des concepts qui traversent la quasi-totalité des films des amateurs. Qu’il s’agisse des «Galériens» de Hamadi Ghelala, du «Tunnel» de Mohamed Abdessalem, Rida Ben Hlima et Belgacem Hammami, de «La Grande illusion» de Fethi Kémicha ou d’autres, ces films traitent, bien que de manière différente, les mêmes thèmes.

Comme on l’a dit plus haut, les témoignages se succèdent sous forme de tableaux appuyés par des extraits de films, souvent en noir et blanc. Certaines œuvres ne figuraient pas dans ce film car elles ont été perdues ou détruites.

Cette perte tant douloureuse était à l’origine de ce long-métrage de 86 mn qui nous a fait revisiter une partie de notre mémoire visuelle. L’un des mérites du réalisateur, Habib Mestiri – après avoir rendu hommage aux militants de la FTCA – est de lancer un vif appel aux autorités culturelles pour sauvegarder ce patrimoine collectif.

Mahmoud Jemni


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