KECHICHE FACE À SON FESTIN

Couscous. L’auteur de «L’Esquive» éblouit avec un nouveau film ambitieux, croisant énergie populaire et audace expérimentale.

Par Didier Péron – Libération – mercredi 12 décembre 2007

En raflant, en 2005, quatre césars (dont meilleur film, réalisateur et scénario) pour son deuxième film, L’Esquive, Abdellatif Kechiche se retrouvait subitement projeté sur le devant de la scène. L’accueil réservé à La Graine et le Mulet, aussi bien à la Mostra de Venise (standing ovation et trois prix) que par une presse à peu près unanime dans le dithyrambe, prolonge et accentue le plébiscite d’un cinéaste né en Tunisie en 1960 et qui a déjà eu une première carrière dans les années 80 en tant qu’acteur (Les Innocents, Bezness…).

Le sentiment diffus que le cinéma français ne traverse pas ces temps-ci sa période la plus faste, et le diagnostic désormais bien établi d’une production hexagonale de plus en plus gravement articulée en deux types de films ennemis (gros cinéma populaire/petit cinéma d’auteur), rendent d’autant plus flagrant le caractère événementiel de La Graine et le Mulet, sa capacité soudain à transcender le malaise et à rouvrir les vannes du possible. Il s’agit manifestement pour Kechiche d’un projet cardinal, un film qu’il essaie de faire financer depuis 1995 et dont le scénario est tissé de ses souvenirs familiaux. Il avait d’ailleurs à l’époque envisagé d’offrir le premier rôle à son propre père et de le tourner à Nice, où il a grandi. Son père est mort pendant le montage de L’Esquive. L’extraordinaire énergie, qui transporte le film jusqu’à la danse érotico-sacrificielle de sa dernière demi-heure, puise donc paradoxalement à la source noire du deuil filial. Le film, cénotaphe rutilant au père disparu, n’a pourtant rien d’une chronique particulièrement tendre sur la famille, ni d’un éloge aveuglé de la classe populaire. Il frappe même par sa dureté d’observation, la lumière implacable qu’il promène sur ses personnages pris au piège de leurs échecs et de leurs contradictions. S’il y a de l’amour dans le rapport que le cinéaste entretient au monde qu’il filme, c’est un amour droit, exigeant, sévère, qui voit les forces et les faiblesses, les grandeurs et les médiocrités.

Solitude. Nous sommes à Sète. Slimane Beiji (Habib Boufares, un ouvrier du bâtiment ami du père de Kechiche), la soixantaine usée, travaille sur les chantiers navals. Il ne bosse pas assez vite, ça met tout le monde en retard. Slimane, qui semble accomplir tous ses gestes au ralenti, finit par être mis à la porte. On le voit traîner sur le port avec les pêcheurs, qui lui donnent du poisson qu’il file, juché sur sa mobylette, apporter à son ex-femme, Souad (Bouraouia Marzouk). Mais elle lui aboie à la figure qu’elle préférerait qu’il lui verse sa pension alimentaire. Il poursuit sa distribution chez sa fille Karima, aux prises avec sa gamine qu’elle traite de tous les noms. Il rentre ensuite dans sa petite chambre, dans un hôtel miteux tenu par Latifa (Hatika Karaoui), fréquenté pour l’essentiel par d’autres vieux immigrés célibataires.

Dans la solitude pensive et désœuvrée de son gourbi, il se met en tête d’ouvrir un restaurant et de devenir patron à son tour, lui que tant de chefaillons ont sous-payé et malmené sa vie durant. Il rachète donc un vieux rafiot qu’il veut faire retaper et transformer en guinguette spécialisée dans le couscous au poisson (la «Graine» et le «Mulet» du titre). Dans ses démarches auprès des banques et de la mairie, il est aidé par Rym (la géniale Hafsia Herzi), la fille de Latifa, qui trouve absolument lamentable que les deux fils de Slimane n’aient d’autre perspective pour leur père qu’un retour au bled.

Crise de nerfs. Même si l’idée fixe de Slimane et sa persévérance forment la colonne vertébrale du récit, le film est beaucoup plus radical que ne le laisserait croire l’évident prosaïsme de son argument. On entre dans la fiction par une scène sur un bateau touristique où travaille Kader, le fils aîné de Slimane, qui se fait draguer par une passagère. Le film passe ensuite à Slimane sur le chantier, puis l’histoire se cristallise sur Rym, qui prend l’ascendant sur le vieil homme. Kader réapparaît dans ses difficultés de couple avec sa femme, Julia (Alice Houri), une immigrée russe qui se sait trompée. Une première scène d’altercation d’une incroyable virulence entre eux deux en annonce une autre face à Slimane, qui grimpe encore de plusieurs degrés dans la crise de nerfs, les larmes et le lavage sans ménagement de tout le linge sale de la famille.

La durée d’un premier repas de couscous chez Souad – festin infiniment étiré en joyeuses agapes rabelaisiennes, avec ces visages rubiconds, presque monstrueux tant les bouches qui mangent et parlent sans arrêt menacent de dévorer l’image – revient encore décuplée dans la séquence du dîner gratuit que donne Slimane à une centaine de notables de Sète. La durée de deux heures trente (dont ont été retranchées vingt minutes d’un premier montage) s’explique non par l’abondance des situations ou des péripéties qu’il faudrait faire rentrer dans l’espace saturé du film, mais par la dilatation interne de chaque scène. La séquence des hommes au café, moment de commérage au masculin savoureux, souvenir des parties de cartes chez Pagnol, n’a de sens que parce qu’elle s’éternise et que l’on voit et entend l’étrange cavalcade du bavardage à fond perdu. La longue diatribe de Rym qui s’énerve parce que sa mère ne veut pas l’accompagner à l’inauguration du bateau-restaurant devient fascinante parce qu’elle semble ne plus devoir s’arrêter, flot ininterrompu d’une langue d’autant plus belle qu’elle est cousue d’injures.

«Rendre la vie au cinéma, c’est quand, malgré un texte, des perches, des lumières, un groupe de personnes sont dans un état d’ébullition, un mouvement intérieur, presque de transe, et qu’ils réussissent à vivre, vraiment», dit le cinéaste dans l’entretien publié par les Cahiers du cinéma. Le spectacle, à priori navrant de banalité quotidienne – de la discussion sur le prix des couches-culottes au babil de notables rincés à la liqueur de figue -, est porté à haute température par la méthode de tournage (répétitions, plans-séquences, nombreuses prises jusqu’à épuisement des acteurs), puis conduit vers la transe par la stroboscopie verbale, bombardant le spectateur médusé qui, parfois, voudrait crier «assez !» avant d’être happé de nouveau.

Haines tenaces. Kechiche se situe dans la lignée convulsive et hyperréaliste de Pialat ou Cassavetes, et, comme eux, il ne se contente pas de chercher la vérité du moment. Il la traverse et la brûle à revers pour qu’elle révèle une vibration, une incandescence qui échappe à l’œil commun. De même, dans l’ordre de la pure représentation sociale, le cinéaste maintient l’ambiguïté des situations et des personnages. La générosité affichée de la famille Beiji ne peut annuler les terribles dissensions qui la minent. Les solidarités s’édifient sur des rancœurs mesquines, des haines tenaces, et la concorde sociale n’est qu’un vernis qui s’écaille vite. Alors le naturel calculateur et égoïste de chacun reprend ses droits : le savonnage de planche comme sport favori de l’homme.

La perception de Kechiche des affects et des enjeux ne baigne jamais dans cet humanisme qui projette sur les dominés des phantasmes de bonté ou de pureté d’âme. Le film ne se berce pas d’illusions, même s’il est tendu par un indéniable souci affectif. L’espèce de récapitulation des blessures historiques, sociales, «ethniques» telles qu’elles peuvent se manifester à travers Slimane, opiniâtre au dos voûté, l’idéologie unanimiste qui transpire dans les tablées de convives repus et, néanmoins, le profond désarroi des individus au sein d’une communauté (familiale, amicale, professionnelle, politique…), qui les constitue et les nie, rien n’est laissé au hasard. Toutes les questions brûlantes sur l’appartenance arabe et française, sur les niveaux de langue et la capacité de se faire entendre quand on ne maîtrise pas le discours des décideurs fusent et se disséminent dans cette dramaturgie étrangement statique et survoltée. La Graine et le Mulet est aussi, à cet égard, le grand film politique qui nous manquait. Tout à la fois, il coupe le souffle et rend soudain l’air ambiant plus respirable.

Didier Péron

Libération – mercredi 12 décembre 2007


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