PORTO FARINA : LA TUNISIE D’AUJOURD’HUI DANS DES DÉCORS D’AVANT

VIDÉO. Dans son troisième film, le réalisateur et scénariste Ibrahim Letaief poursuit son exploration de la Tunisie via une comédie autour des matriarches, des femmes faiseuses et défaiseuses d’histoires et de vies.

Par notre correspondant à Tunis, Benoît Delmas – Le Point.fr – Publié le 20/01/2019

Avec ses couleurs gitanes, espagnoles, maltaises, ce personnage féminin aux allures de Frida Kahlo, cette galerie de pêcheurs qui pestent, protestent dans un village que l’on croirait d’avant-hier, Porto Farina «parle de la Tunisie d’aujourd’hui dans des décors d’avant», explique le cinéaste Ibrahim Letaief. Vif, parlant avec les mains, l’homme n’a guère dormi. L’avant-première s’étant tenue la veille au Colisée, une salle de plus d’un millier de places au centre de Tunis. Une ovation a salué la fin de la projection. Le distributeur, homme de peu de mots, lâche alors au réalisateur que «ce sera un grand succès populaire».

L’engouement pour le cinéma tunisien

«J’ai mis cinq ans pour trouver le financement de ce film», dit Letaief afin d’expliquer sa longue absence des écrans. Entre-temps, il a dirigé les Journées cinématographiques de Carthage, chroniqué la transition démocratique sur les ondes de Mosaïque FM puis de Shems FM, deux radios privées, s’est mêlé de syndicalisme et de politique, ainsi que des réformes du 7°Art, secteur en passe de devenir un fleuron du pays.

Pour une population de 11 millions d’habitants, malgré un nombre de salles restreint – une trentaine sur tout le territoire, l’immense majorité dans le Grand Tunis –, les films tunisiens sortent à un rythme soutenu et connaissent d’importants succès publics. El Jaîda, de Salma Baccar, dépasse les 250 000 entrées ; Regarde-moi, de Néjib Belkhadi, les 130 000, selon son producteur Imed Marzouk. «Avec la révolution, on libère nos écrans, on voit le public revenir, les cinéastes s’attaquent à tous les genres, la distribution est plus efficace», s’enthousiasme ce sexagénaire volubile qui sourit tout en fumant allègrement. Fin décembre, le groupe français Pathé a ouvert le premier multiplex du pays en banlieue de Tunis, onze écrans. Un deuxième est en cours de construction à Sousse. Une offre élargie, une demande qui va crescendo, «le piratage qui diminue» : une équation vertueuse.

Réalisateur prolifique, Ibrahim Letaïef a aussi dirigé Les Journées cinématographiques de Carthage (JCC). © AFP / Fethi Belaid

Kusturica à Ghar El Mehl

Porto Farina parle de «la famille en apparence unie sur la photo, mais éclatée dans la réalité», indique le cinéaste. «On a toujours voulu défendre l’apparence de la famille dans nos sociétés, alors que le poids du patriarcat fausse toute harmonie », poursuit Ibrahim Letaief. Sur le ton de la comédie, sa patte habituelle, il brosse douze portraits en un film choral. Ici, pas de rôle principal, que des premiers rôles. Et «chacune des femmes prendra sa revanche sur les hommes». Le réalisateur dit s’être inspiré «des nombreuses histoires que l’on colportait dans [son] enfance, chuchotis et confidences tenues à l’abri des murs». «Je parle ici des femmes, de ces matriarches qui, malgré le poids du non-dit, sont des faiseuses et des défaiseuses d’histoires et de vies».

Affiche du film «Porto Farnia» d’Ibrahim Letaief. © DR

Avec son appétit de vie, Letaief aime croquer les petites transactions avec le quotidien, les principes : ces petites incartades, ces faux-semblants qui grippent les relations entre les individus. En optant pour une famille, dont un lourd secret fausse les vies de chacun et chacune, il délivre un film qui provoque les rires et les sourires. Ce qui lui permet d’évoquer «l’évolution de la Tunisie, pays où tout n’a pas changé malgré la chute du dictateur». Coproduction tuniso-française, Porto Farina a bénéficié d’un très sobre budget de 960 000 dinars (280 000 euros). Il sera montré à Beyrouth au mois de mars. Puis en Syrie. Mohamed Driss, l’un des acteurs, n’avait plus tourné depuis seize ans pour cause de proximité avec l’ancien régime. En Syrie, on le surnomme «l’émir du théâtre». Comme quoi, le cinéma peut réunir toutes les sensibilités. En 2020, Letaief tournera un road-movie qui partira d’Aïn Draham, au nord-ouest, pour s’achever à Tozeur.

Source : https://www.lepoint.fr/


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