TAHAR CHÉRIAA : OUAGADOUGOU FACE AUX GRANDES MANŒUVRES

Une interview de Tahar Chériaa

Propos recueillis par M. Hennebelle – Africasia N° 58 du lundi 24 janvier 1972

Tahar Chériaa (de face, au fond) lors de la première réunion des cinéastes africains à l’occasion du Festival de Carthage, en 1968. (Ph. D.R.)

Il est de nombreux domaines où l’indépendance de l’Afrique reste purement formelle. S’il en est un où l’emprise coloniale est particulièrement flagrante, c’est bien celui du cinéma.
À l’occasion d’un colloque organisé par l’O.C.A.M. à Ouagadougou, les 20, 21 et 22 décembre 1971, il nous a paru intéressant de donner, sur ce sujet, la parole à Tahar Chériaa.
Tunisien, auteur de plusieurs études telles que «La circulation des films dans les pays arabes», Tahar Chériaa, formé par la Fédération tunisienne des cinéclubs, milite depuis près de vingt ans pour la libération du cinéma africain de la tutelle occidentale. Son action souple et multiforme contre les compagnies franco-américaines qui surexploitent le marché africain lui a valu quelques «ennuis» dans son pays même.
Conscients des services qu’il a rendus à l’essor des cinémas africains, les cinéastes du continent l’ont élu en 1970 président d’honneur de leur association la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes, B.P. 1814 Dakar), qui groupe plusieurs unions nationales et quelque 200 membres individuels. Tahar Chériaa est également le fondateur et le secrétaire général du Festival de Carthage.

Pourquoi ce colloque à Ouagadougou ?

  • Tahar Chériaa : Malgré les indépendances, quelques pays occidentaux sont restés les grands maîtres du marché cinématographique en Afrique. Et particulièrement en Afrique noire, dite francophone. Deux compagnies françaises règnent sur les quelque 400 écrans (en 35 mm) qui existent de Nouakchott à Brazzaville : la Comacico et la Secma. Elles possèdent directement, ou contrôlent indirectement, le circuit. Le premier pays qui s’est attaqué à leur privilège typiquement colonial est la Guinée. Puis ce fut le tour, voici deux ans, de la Haute-Volta. Malgré les résultats acquis par cette action, il est apparu rapidement que seule la création d’un front organisé pourrait procurer à cette partie de l’Afrique des avantages substantiels. En effet, les monopoles étrangers ont eu beau jeu de réagir, jusqu’ici, par une politique de boycottage des récalcitrants. «Vous voulez rogner notre mainmise ? Très bien, vous n’aurez plus de films !».
    Outre cette politique de diktat, l’élément qui a favorisé la prise de conscience – relative – par les gouvernements de la nécessité de réexaminer la situation a été l’agitation entretenue par les cinéastes africains eux-mêmes. Ceux-ci, en effet, se sont heurtés, quand ils ont commencé à tourner des films, et surtout à vouloir les diffuser, à toutes sortes d’obstacles qui avaient pour cause fondamentale la structure actuelle de l’industrie cinématographique dans leur pays. Ils ont réagi, grâce à Dieu, par un battage de tous les diables dans la presse, les festivals, les ministères ! Si bien qu’aujourd’hui la Secma, notamment, accepte «volontiers» de distribuer leurs films… Mais le fond du problème subsiste.
    Parallèlement, deux autres éléments sont intervenus. La France, d’abord, s’est aperçue qu’il n’était pas possible de maintenir indéfiniment le statu quo : les services du secrétariat d’Etat à la Coopération ont alors mis sur pied un projet appelé «Film-Afrique», qui a pour objectif de remodeler la distribution dans les pays de l’O.C.A.M. Cette société confierait 55% de ses actions aux pays africains, 35% à des privés divers (français) et 10% à l’Afram.
    Cela nous amène à parler du second élément l’intervention américaine. Il faut savoir, d’abord, qu’en dépit de la domination française (ou britannique), ce sont les films «made in U.S.A.» qui sont les plus nombreux sur les écrans africains (comme dans le tiers-monde en général d’ailleurs). La puissante M.P.E.A.A. (Motion Pictures Export Association of America), qui regroupe les sept principales compagnies américaines de distribution (M.G.M., Paramount, Fox, United Artists, Columbia, Warner Bros, Universal), s’est estimée lésée par la Cornacico et la Secma. En effet, au lieu de verser à ces compagnies un pourcentage sur leurs recettes (comme cela se fait en règle générale), ces firmes leur achetaient leurs films au forfait. Pour faire cesser cet état de choses, la M.P.E.A.A. a alors fondé l’Afram (Afrique-Amérique), une succursale de distribution bien à elle.
    Il est intéressant de constater que la France, qui affecte volontiers de dénoncer la Comacico et la Secma, apparaît disposée à faire une place plus grande au cinéma américain, dans le cadre de «Film-Afrique». C’est ainsi que l’on a vu se créer une «union sacrée» africano-franco-américaine contre la Comacico et la Secma ! Et, à l’étonnement de certains délégués africains, les observateurs français et américains se sont trouvés d’accord pour appuyer la double revendication africaine : instauration d’un contrôle des recettes et fin du monopole de la Comacico et de la Secma.

Comment voyez-vous l’avenir du cinéma africain à travers tout le continent ?

  • Tahar Chériaa : Pour que les cinémas africains se développent, il faut qu’ils puissent rentabiliser leurs films sur leur propre marché en priorité : les aires nationales étant trop étroites, ce marché doit être continental. Il y a donc un double objectif à atteindre : 1°, la prise en main des circuits africains par des Africains, par la monopolisation ou la nationalisation ; 2°, une harmonisation des marchés par un travail de décloisonnement de l’Afrique. La force des compagnies occidentales, en Afrique, ne vient que de la division et de la démission des Africains. Je constate malheureusement que des pays qui s’étaient engagés dans la voie de la nationalisation, ou de l’étatisation, font machine arrière : c’est le cas de l’Égypte et de la Tunisie, par exemple. On profite à chaque fois de l’incurie des hommes (que souvent on a mis en place à dessein) pour remettre en question des structures qui sont bonnes en elles-mêmes. La dénationalisation n’améliorera certainement pas le cinéma égyptien. La privatisation totale du cinéma ne favorisera pas non plus le développement du cinéma tunisien. L’exemple marocain est à cet égard probant, puisqu’on n’y a tourné que quatre longs-métrages.

Les «grandes manœuvres» qui affectent actuellement la situation du cinéma en Afrique seront-elles, en fin de compte, positives pour le continent ?

  • Tahar Chériaa : Le contrôle des recettes sera certainement une bonne chose, mais il suffisait que les Etats concernés prennent cette mesure d’autorité. On ne voit pas pourquoi ils avaient besoin de l’aval de la France ! La fin du monopole de la Secma et de la Comacico sera également une bonne chose, mais il faudrait que les pays de l’O.C.A.M. se saisissent à leur profit de ce monopole. Or il est symptomatique qu’à Ouagadougou un observateur français se soit évertué à «démontrer» que la pratique d’un monopole était une «très mauvaise pratique» qui causerait à l’Afrique on ne sait quels ennuis ! On comprend cette attitude, évidemment, dans la mesure où l’instauration par l’Afrique d’un nouveau monopole, exercé cette fois à son profit, limiterait considérablement les possibilités d’intervention française et américaine. Or, les compagnies de distribution américaines voient surtout dans ce chamboulement des structures la possibilité d’exploiter d’une manière plus avantageuse un marché dont le chiffre d’affaires annuel s’établit autour de quatre milliards d’anciens francs français.

Quel est, au total, le bilan de ce colloque de Ouagadougou ?

  • Tahar Cheriaa : Les délégués africains ont décidé à l’unanimité de proposer à la prochaine réunion des chefs de gouvernement de l’O.C.A.M. la création d’une Société interafricaine de distribution, ainsi que l’instauration qu’un quota en faveur des films produits par les pays de l’Organisation. Mais comme, de son côté, le secrétariat d’Etat français chargé de la Coopération a préparé le projet «Film-Afrique», on peut redouter que ce soit ce projet-ci qui ne l’emporte.

Propos recueillis par M. Hennebelle

AFRICASIA N° 58 DU LUNDI 24 JANVIER 1972.


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