JCC 19° SESSION : LA DIFFICILE PERCÉE DU CINÉMA TUNISIEN

Par : Mohamed Bouamoud

Sauf si, obligatoirement ou par complaisance, il fallait attribuer un prix à la Tunisie pour sa qualité de pays organisateur, les deux films retenus pour la représenter n’ont aucune chance de se distinguer. Car ils n’ont pas la chance d’avoir un… malheur à raconter.

À l’annonce des noms des deux réalisateurs tunisiens (Nouri Bouzid et Ridha Béhi) devant à travers leurs longs-métrages prendre part à la compétition officielle de la présente session des Journées cinématographiques de Carthage (du 18 au 26 octobre courant), on s’est une seconde demandé s’il n’aurait pas mieux valu que les films concurrents soient plutôt… «Les Sabots en or» et «Soleil des hyènes». Vœu inimaginable, évidemment. Mais une telle chimère veut trouver sa justification dans le principe que, dans toute compétition, les candidats doivent partir, tous, sur un pied d’égalité. Si c’était possible et pensable, seuls ces deux films, aujourd’hui plus que jamais, pourraient réserver à la Tunisie au moins un prix incontestable, honorable et fort mérité. Mais voilà : le cinéma tunisien partira, lors de cette édition des JCC, handicapé.

À toute chose malheur est bon.

Dans tous les domaines de la vie de l’être humain, il n’y a point de progrès, de succès et d’épanouissement sans une stabilité sociale et politique. Sauf !… Sauf en littérature et au cinéma. Si le romancier, le poète ou le scénariste n’a pas un drame – de préférence inspiré de la réalité – à raconter, il fera mieux de ranger sa plume. Si paradoxal que cela paraisse, le cinéma a besoin de noir pour briller. D’où le grand succès de «Les Sabots en or», qui traitait de l’intégrisme et de la torture du début des années 80 ; d’où, également, le succès considérable de «Soleil des hyènes» (1977) qui, à moindre degré, traitait de l’impact négatif d’un certain tourisme sur la culture du pays-hôte, mais qui, contre toute attente, a battu le record des films africains et arabes sortis en Europe en cette année 1978. Quinze ans après le Changement du 7 Novembre, alors que la Tunisie respire à pleins poumons et avance à pas de géant dans maints domaines, son cinéma se sclérose, s’asphyxie, dérape et recule au pas de charge pour ne sortir qu’accidentellement un beau film tous les 6-7 ans. Disons-le sans biaiser, mais avec un mélange de bonheur (pour les Tunisiens) et de dépit (pour la fiction), la stabilité sociale de la Tunisie est un handicap pour son cinéma. Sauf si les créateurs redoublent d’imagination et d’ingéniosité pour pouvoir postuler un jour à l’universalité.

Et c’est ce cinéma-là, bon enfant, sans piquant ni larmes, mais limité, il est vrai, aux deux films programmés dans la compétition officielle, qui va devoir dans les neuf jours qui viennent, concourir inégalement avec des longs-métrages dont on devine qu’ils diront la tragédie des peuples qu’ils représentent. À commencer par la Palestine qui ouvrira et clôturera le bal. Né dans un pays sans État, le cinéma palestinien, à dominante identitaire, est paradoxalement transnational et même international. Qu’il inspire la compassion, l’estime ou la révolte, c’est un cinéma qui, ne pouvant que dire le malheur et le drame au quotidien du peuple palestinien, interpelle régulièrement la conscience de la communauté internationale. Sauf erreur d’appréciation de notre part, pas un seul film, dans la foulée des JCC, ne pourra lui tenir tête.

Viendra ensuite l’Algérie. Nourri de sang et de larmes, son cinéma, même s’il souffre des inconvénients du tout-État, est, depuis une bonne quinzaine d’années, le miroir, net ou translucide, d’une société qui reste malgré tout impuissante face aux phénomènes intégriste et terroriste qui frappent par intermittence et sporadiquement le pays. Comme le dit si bien Jean Collet (critique français), «l’avenir du cinéma algérien est suspendu à l’avenir du pays lui-même». En 1993, à Alger, un journaliste algérien nous disait : «Avec la fin de la crise algérienne, nous n’aurons plus rien à écrire sur nos journaux». C’est comme ça : à toute chose malheur est bon. Que soit permise ici une petite parenthèse : la catastrophe du 11 septembre 2001 va nourrir bien des films américains durant les toutes prochaines années. Seule l’accalmie tue le cinéma. Et cela sera probablement sensible à travers le cinéma libanais. Avec la fin de la guerre au Sud-Liban, le pays n’a plus grand-chose à donner en pâture à son cinéma. Tout comme l’Afrique du Sud qui, après tant d’années d’apartheid, a perdu du terrain en matière cinématographique.

En revanche, la surprise pourrait venir du Burkina Faso. À la limite, c’est sensationnel de remarquer que ce pays, pourtant une des économies les plus pauvres au monde, une économie du reste totalement dépendante de l’aide extérieure, a un cinéma d’avant-garde. Trois facteurs y sont pour beaucoup : l’existence d’une école de cinéma ; le Burkina est le siège de sociétés de distribution de films ; et la création en 1969, soit trois ans après les JCC, du FESPACO, le festival panafricain du cinéma de Ouagadougou, une biennale en alternance avec les JCC. En 1989, «Yaaba», du réalisateur Idrissa Ouedraogo, fut considéré par la critique internationale comme un chef-d’œuvre du jeune cinéma africain. Et depuis, le cinéma burkinabé ne cesse de faire parler de lui. C’est dire qu’en pareille manifestation arabo-africaine, le Burkina Faso est un concurrent de taille.

L’Égypte, qui organise en alternance avec les JCC son festival international du cinéma du Caire, se présentera, à n’en pas douter, comme un outsider très sérieux, sinon le concurrent direct de la Palestine. Riche d’une expérience de 75 ans (le premier film, «Leïla», est sorti en 1927), et conforté par une industrie cinématographique produisant la bagatelle de soixante-dix films par an, le cinéma égyptien (qu’il ne faut pas confondre avec les feuilletons égyptiens) s’est plusieurs fois distingué, ces dernières années, en s’attaquant de front aux affaires israélo-arabes («Assadate») ou à de gros fléaux de société, telle que la drogue qui est la plus grande plaie sociale des temps modernes.

Dans cette gamme de pays pouvant rafler la mise des JCC, il ne faut pas minimiser la valeur de cet autre cinéma émergent, à savoir le 7ème Art syrien. Naguère inexistant ou, à tout le moins fort timide, le cinéma syrien s’est, ces dernières années, doté d’une bien bonne petite industrie cinématographique qui a eu pour première incidence de briser le monopole détenu par le cinéma égyptien qui, jusqu’à il y a peu de temps, pénétrait seul le marché arabe. D’ailleurs, même les feuilletons syriens, de bonne facture du reste, séduisent de plus en plus les télévisions arabes et maghrébines.

Le fait divers et l’autobiographie.

Sur huit films tunisiens candidats aux JCC, deux donc ont été retenus pour représenter la Tunisie. Il s’agit de «Poupées d’argile» de Nouri Bouzid, et «Boîte magique» de Ridha Béhi. Il est certain que, aux yeux du Comité qui a sélectionné ces deux films, il s’agit des deux meilleurs longs-métrages ; pour notre part, nous pensons, ce qui ne revient pas au même, qu’il s’agit au contraire des moins mauvais. Le pays organisateur ayant le droit de participer avec un troisième long-métrage, à condition qu’il soit le premier-né de son réalisateur, le choix est tombé sur «Le Côté injuste de l’amour» de Nawfel Saheb Ettabaâ. Bien sûr, ce serait la grande et agréable surprise si cette première réalisation pouvait rafler un prix. Mais ce serait trop demander à la chance ou à la… complaisance du jury. Le plus sage, pour le moment en tout cas, serait d’apprécier la chance des films des deux vétérans sur lesquels a misé le comité de sélection. «Poupées d’argile», beaucoup le savent déjà, est l’histoire d’une fille de la campagne qui, «importée» de l’intérieur du pays pour servir de femme de ménage, va bientôt glisser sur le «mauvais» chemin. Faux problème tiré d’un simple fait divers.

Faux problème, car il n’est pas dit que les tentations de la ville (décidément, Tunis est considérée comme une ville de cocagne par maints réalisateurs dont on sait qu’ils ne sont pas originaires de Tunis mais qui y habitent…) exercent forcément et comme tout naturellement de telles déviations dans le parcours de la femme rurale. Si «Poupées d’argile» voulait se présenter comme un problème social et d’envergure nationale, sa solution serait donc des plus faciles : empêcher les rurales de s’installer dans les grandes villes et prendre toutes les mesures nécessaires pour que ces dernières cessent d’être des villes-lupanars. Non, «Poupées d’argile» ne peut être perçu que comme un fait divers ; de là donc à représenter la Tunisie entière dans le cadre des JCC…

Quant à «Boîte magique», c’est l’histoire d’un… réalisateur de cinéma qui s’est oublié dans la réalisation des longs-métrages au point d’avoir négligé sa propre famille. Et si c’était l’histoire même de Ridha Béhi portée à l’écran ?… Si c’est le cas, en quoi est-ce que l’autobiographie d’un homme, si artiste qu’il soit, peut intéresser le public ?… Dieu ce qu’on est loin de «Les Sabots en or» et de «Soleil des hyènes»…

Mohamed Bouamoud

http://www.tunisieinfo.com/realites/


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