DORA BOUCHOUCHA : «ON DEMANDE AUX FEMMES D’ÊTRE LE PORTE-DRAPEAU DE TOUTES LES FEMMES»

Dora Bouchoucha©Lina Chaabane JCC 2008

ENTRETIEN. Productrice tunisienne engagée, Dora Bouchoucha a rejoint la prestigieuse Académie des Oscars, avec toujours le même objectif : faire rayonner le cinéma africain dans le monde. Elle s’est confiée au Point Afrique.

Par Ariane Lavrilleux, à El Gouna (Égypte) – Lepoint.fr – Publié le 29/09/2018.

À la tête de sa maison de production Nomadis Images, qu’elle a fondée il y a vingt-cinq ans, Dora Bouchoucha est une femme qui compte dans le paysage cinématographique tunisien, arabe et plus largement africain. Dans les coulisses, elle a financé des dizaines de films, formé des centaines de jeunes réalisateurs à l’écriture avec son atelier Sud Écriture, ou encore le Ouaga Films Lab au Burkina Faso en plus d’avoir dirigé des festivals comme les célèbres Journées du cinéma de Carthage. Mais son activisme ne s’arrête pas là. Engagée dans la lutte pour l’égalité homme-femme, elle a été nommée dans son pays au sein de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). Toujours sur le terrain pour défendre les cinématographies en développement, en 2017, on l’apercevait dans le jury de la Berlinade auprès des plus grands réalisateurs et acteurs du monde. Fin juin est arrivée la consécration lorsque l’Académie des Oscars l’a appelé à rejoindre ses rangs. En attendant la cérémonie qui aura lieu le 24 mars au Théâtre Dolby de Los Angeles, Dora Bouchoucha s’est retrouvée en haut de l’affiche lors du Festival d’El Gouna, en Égypte, où elle a reçu le prix «Career achievement award » pour l’ensemble de sa carrière. Elle s’est longuement confiée au Point Afrique.

Le Point Afrique : Vous avez reçu un hommage pour l’ensemble de votre carrière au Festival international du Film. Vous faites partie des 100 Africaines les plus influentes. Après plus de vingt ans de production, quel regard vous portez sur votre carrière, votre réussite ?

  • Dora Bouchoucha : Je suis venue à la production par hasard, grâce aux Journées Cinématographiques de Carthage où j’étais bénévole à 16-17 ans. Je viens de la littérature et ne me suis jamais dit : je veux faire du cinéma, ou de la production. C’est le métier qui m’a choisi. J’ai travaillé bénévolement pour un producteur très important (Ahmed Attia), je lisais et choisissais pour lui les scénarios, tout en étant enseignante. Ce qui a peut-être fait la différence, c’est que je mets toujours beaucoup de passion et d’engagement dans tout ce que je fais. Mais c’est difficile pour moi de dire que j’ai apporté quelque chose. Je ne me suis jamais dit «je vais changer le monde». Quand je produis un projet, c’est uniquement parce que j’y crois.
    Les gens me rendent souvent hommage, pas seulement pour mon travail de productrice, mais aussi parce que j’ai aidé depuis 20 ans beaucoup de réalisateurs de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb et du Moyen-Orient à travailler sur leurs textes.

Vous avez en effet créé les ateliers de perfectionnement du scénario en 1997 à Tunis. Près de 200 auteurs y sont passés. Que sont-ils devenus ?

  • Les résultats sont très encourageants, car beaucoup sont allés aux festivals de Cannes, de Venise. Notre tâche s’arrête à l’écriture, même si on les aide un peu après à titre amical pour trouver un producteur parce qu’ils viennent de pays où il n’y a pas d’industrie du cinéma, sauf en Égypte.
    On vient juste de terminer un atelier avec cinq formidables auteurs, une Rwandaise, un Sénégalais, deux Tunisiens, une Algérienne. Les aider à se perfectionner sans dénaturer leur idée, ce que je préfère faire.

Vous voyez des scénaristes de tout le continent, est-ce que ça a encore du sens de parler d’un cinéma africain ?

  • Oui il y a quelque chose en commun, une sensibilité. Les films qu’ils écrivent reflètent l’époque, dure. Il y a très peu de comédies. On vient de recevoir un film rwandais formidable qui parle d’une thérapeute qui essaye de réconcilier les Hutus et Tutsis, sa fille tombe amoureuse d’un Hutu, et du coup elle pète un câble. Mais il y a une différence entre le cinéma africain anglophone et francophone. Les anglophones sont plus directs dans leur écriture, les francophones sont plus dans la poésie. Quand on a produit «Africa dreaming» (série de courts-métrages sur l’amour réalisé avec Abderrahmane Sissako), on avait les francophones qui cherchaient des financements publics, et les anglophones qui se tournaient vers le public. C’était très différent aussi comme manière de travailler.

Vous venez également d’intégrer l’Académie des Oscars. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

  • On m’envoie des films, je les vois et ensuite je vote !

L’Académie a longtemps été majoritairement composée d’hommes âgés, blancs. Vous faites partie du renouvellement en cours…

  • C’est formidable pour ce qu’on appelle le cinéma du Sud d’avoir une voix dans le cinéma mondial. Le cinéma arabe et africain est en train de s’imposer. Je l’avais déjà vu quand je présidais l’aide au cinéma du monde et le fonds Sud (au Centre national de la cinématographie). Je lisais des scénarios du monde entier et ceux qui venaient du Sud avaient plus de fraîcheur, de nouveauté, qu’on trouve moins dans des pays où il y a une longue tradition de cinéma.

Votre père était directeur d’un hôpital et votre mère dirigeait un orphelinat. Vous avez grandi entourée par la misère, sans être pauvre. Vous dites que ça a créé un sentiment de culpabilité chez vous. Est-ce qu’avec l’âge, il s’est estompé et vous êtes devenue plus indulgente avec vous-même ?

  • Oui un peu… je vois plus de misère en Occident, mais elle est moins institutionnalisée que dans les pays où on vit. Mes parents n’étaient pas riches, ils étaient fonctionnaires, mais je voyais la différence avec mon entourage. C’était mes compagnons de jeu et tout d’un coup ils n’étaient plus là parce qu’ils allaient dans un autre centre parce qu’ils avaient été adoptés ou avaient grandi. Ça m’a marquée. C’est pourquoi j’ai de l’empathie, je suis touchée par l’autre.

Vous avez été dans un lycée majoritairement de garçons, où vous étiez une des seules filles. Ensuite, vous êtes entrée dans le milieu de la production qui était à l’époque quasi exclusivement masculin. Comme avez-vous fait votre trou ?

  • Paradoxalement je n’ai pas eu de problème, peut-être parce que j’ai été dans une école où on ne faisait plus de différences, au quotidien, entre filles et garçons.

Vous avez pourtant dit que vous étiez au centre de l’attention des garçons, et qu’il y a encore votre nom écrit sur les tables de l’école !

  • Oui.. En tout cas moi je ne faisais plus de différence. On me pose beaucoup plus cette question en Europe qu’en Tunisie ou dans le monde arabe, où on n’en fait pas tout un plat. En tant que productrice, je n’ai pas eu plus de problèmes qu’un homme producteur. Au contraire. J’ai même peut-être bénéficié d’un certain paternalisme, comme j’étais jeune et la seule femme. Et comme j’ai été dans un ancien lycée de garçons, je connais des gens très variés dont certains sont devenus ministres. J’avais un réseau d’hommes et ai été cooptée par des hommes. J’ai eu beaucoup de chance, peut-être plus qu’un homme.

On vous qualifie souvent de «forte», «battante», mais vous n’aimez pas ces adjectifs. Pourquoi ?

  • Je revendique d’être battante, je ne lâche rien quand je crois en quelque chose. Mais aujourd’hui dès qu’il y a une femme qui sort du lot, qui fait un métier d’homme, on dit qu’elle est forte. Pour un homme on dit juste «c’est un leader». C’est ça qui me dérange.

Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de femmes dans l’industrie du cinéma. Est-ce que le regard des hommes a changé ? Est-ce qu’il y a, en général, moins de sexisme ?

  • Paradoxalement je trouve que c’est le contraire. En Tunisie, juste après la révolution de 2011, des hommes qui étaient par ailleurs très ouverts ont pris une revanche sur les femmes en votant pour le parti islamiste Ennahdha, pas du tout parce qu’ils étaient très musulmans ou islamistes. Mais on a senti chez ces hommes beaucoup de griefs contre les femmes, ils se disaient «les femmes ont eu tellement de droits» sous Bourguiba [président qui avait précédé Ben Ali et accordé un certain nombre de droits aux femmes] qu’il faut voter pour les islamistes. C’est la première fois où j’ai senti ce regard des hommes dont vous parlez. Ça s’est calmé après. Et puis il s’est passé quelque chose de très intéressant : j’ai été nommée à la Commission des libertés individuelles et de l’égalité. Je pensais que c’était une erreur au départ, car je n’avais pas de compétence en droit. Finalement ça a été une école formidable.

Cette Commission a été formée en 2017 par le président tunisien Caïd Essebsi et a débouché sur plusieurs propositions de réformes législatives, dont celle de garantir l’égalité dans l’héritage. Mais il semble qu’aujourd’hui, la loi risque de ne pas passer à cause de l’opposition d’Ennahdha…

  • Non, je pense qu’on aura le vote, même d’Ennahdha. On a vu tous les partis, la société civile, et on a trouvé un compromis. On a proposé que si les gens veulent suivre la charia (le fils reçoit deux fois plus que la fille), ils le peuvent mais uniquement s’ils le précisent de leur vivant. S’ils décèdent avant d’avoir écrit leur volonté, la loi sur l’égalité s’applique. On est arrivé à ça, car on sait que beaucoup de membres d’Ennahdha, en réalité, disent de leur vivant qu’ils veulent partager l’héritage de manière égale entre leurs filles et fils. Forcer la main peut être contre-productif.

L’autrice Kaoutar Harchi a écrit récemment que le milieu culturel la renvoie toujours à sa couleur de peau, qu’on imaginait toujours qu’elle parlait des femmes arabes, même quand elle écrit un roman universel où elle retire toute référence raciale et culturelle. Est-ce que malgré les thèmes universels de vos films, vous avez la même expérience ?

  • Oui, c’est un peu agaçant, car moi, quand je vois un film, je ne m’intéresse pas à sa nationalité, son genre. Je me souviendrai toujours, à mes débuts, du film Satin rouge de Raja Amari qu’on avait produit [L’histoire de Lilia qui, après la mort de son mari, commence à travailler comme danseuse dans un cabaret et un nouveau monde de plaisirs s’ouvre à elle]. Quand notre dossier est passé devant la commission du fonds du Sud du CNC, une membre du jury a dit «Cette femme ne peut pas être Tunisienne » parce que soi-disant elle connaissait la Tunisie en y allant et quelques jours par an et parce que l’héroïne était arabe et musulmane, elle ne pouvait pas avoir de désirs. On nous demande, dans le monde arabe, qu’une femme dans un film soit le porte-drapeau de toutes les femmes ! Non, elle ne représente qu’elle-même. Il n’y a pas une femme dans le monde arabe, cette réaction est tellement réductrice.

Quels sont vos prochains projets, missions ?

  • Là je me rends à Ouagadougou, à «Ouaga Film lab» où dix auteurs du continent africain ont été sélectionnés et je vais être mentor. On crée des tandems aussi pour former des producteurs créatifs en Afrique. Car nous manquons cruellement de producteurs et le métier est très méconnu. Beaucoup pensent qu’il sert juste à ramener de l’argent, alors que pas du tout.

Source : https://www.lepoint.fr/


 

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