RIDHA TLILI : MON CINÉMA SE RANGE DU CÔTÉ DES RÉPRIMÉS

Propos recueillis par N.T. La Presse de Tunisie – Ajouté le : 02-04-2018 

Ridha Tlili est un cinéaste qui se démarque par sa démarche filmique. De la production à l’approche cinématographique, il propose à ses compatriotes et au monde, à la caméra, à l’objet filmé et au spectateur, une autre façon de faire et de voir. La sienne, dont il nous parle dans cette interview.

Comment est né et a évolué votre rapport à l’image, sous toutes ses formes, de l’enfance en arrivant au cinéma ?

  • L’image avec laquelle j’ai grandi est celle d’un paysage ouvert, une étendue montagneuse et des maisons espacées les unes des autres. Tout se passait dans l’imaginaire, autour d’un ailleurs et des lumières de la ville, des mythes et des contes de ceux qui nous ont précédés. J’ai été bercé par les histoires et les chants des grands-mères. Une culture orale basée sur l’immatériel et le sensoriel. Il n’y avait pas de salle de cinéma et il n’y en a toujours pas à Sidi Bouzid. À Sidi Ali Ben Aoun, mon village, il n’y a même pas de maison de la culture. Seuls les livres nous étaient accessibles grâce à la bibliothèque publique. C’est pour cela que je suis féru de littérature. Plus tard, j’ai découvert le théâtre, vu que notre région était riche en compagnies et en production, et j’en ai fait. Quand j’ai eu mon bac, j’ai vu qu’il y avait une nouvelle école, une école de multimédia, et le mot m’a attiré et intrigué. Je voulais faire quelque chose que je ne connaissais pas. Je l’ai choisi par curiosité et envie de découverte.
    J’ai donc étudié à l’Institut Supérieur des Arts multimédia de La Manouba (Isaam) puis à l’Ecole Supérieure de l’Audiovisuel et du Cinéma à Gammarth (Esac), puis j’ai décidé d’arrêter les études parce que mon objectif n’était pas de suivre une carrière académique, mais de m’exprimer à travers l’art. J’ai été assistant-réalisateur, mais j’ai vite arrêté car je voulais raconter mes propres histoires. Nourri par cette conviction, j’ai réalisé mon premier court-métrage «Ayan ken» avec «Exit Production», puis d’autres courts-métrages d’expérimentation faits avec très peu de moyens. En 2011, j’ai travaillé avec Arte avant de réaliser mes documentaires «Révolution moins 5» et «Jiha». Ensuite en 2014 «Controling and punishement», puis, en 2017, «Forgotten», tous réalisés à travers ma boîte de production «Ayan Ken», du nom de mon premier court-métrage.

Vous avez fait partie de l’une des premières générations de cinéastes tunisiens issus des écoles de cinéma. Parlez-nous de cette expérience, de ce qu’elle a représenté pour vous et pour le cinéma en Tunisie en général.

  • Je n’ai jamais été un bon élève. Mon rapport à l’institution éducative est resté le même : de l’école, au lycée et à l’université. À l’école de cinéma, les cours étaient tristes et sans âme. On manquait de moyens et on ne pouvait pas expérimenter comme on l’aurait souhaité. Seuls quelques enseignants se différenciaient et donnaient une valeur ajoutée aux cours. C’étaient l’une des plus mauvaises expériences de mon parcours. On ne peut pas gérer une école de cinéma comme on gère une académie militaire. C’est supposé être un espace de liberté alors que, par exemple, l’accès aux spécialités dépend des notes et des moyennes. Je suis contre le fait d’appliquer un système de notation. Le modèle actuel des écoles de cinéma en Tunisie doit changer. D’autres modèles existent, comme celui appliqué par la Danish Film School où personne ne redouble et où il n’y a pas de classement. Le modèle actuel est né sous Ben Ali et la création même de ces écoles était pour des raisons politiques. Mais cela ne nous a pas empêché de tracer notre chemin et d’évoluer. Nous avons complété notre formation ailleurs, grâce entre autres aux ciné-clubs. J’ai appris de la pratique et de la vie beaucoup plus que j’en ai appris de l’école de cinéma.

Dans votre parcours, il semblerait que vous soyez passé du court-métrage au long-métrage et de la fiction au documentaire depuis la révolution. Ce cheminement a-t-il été réfléchi ou s’est-il fait naturellement pour vous ?

  • Mon premier film était un court-métrage de fiction, le deuxième également. En 2009, au vu des problèmes d’accréditation de l’époque et d’un modèle unique de production, j’ai voulu œuvrer différemment. J’ai décidé de passer à des films expérimentaux. Ma démarche d’expérimentation portait autant sur les canaux de production que sur le contenu. Des films sans dialogues, réalisés sous un pseudonyme. Cette expérimentation est pour moi le moteur de l’expression de soi et de son art. Arrive à ce moment-là la révolution (2011), qui s’est imposée à ma perception de la réalité. Cela m’a ouvert les yeux sur un nouvel angle à traiter. C’est là que j’ai commencé à filmer le premier groupe de street art en Tunisie. Les événements de l’époque ont été maintes fois décrits et décortiqués par les anthropologues, les sociologues, la presse et même par la police. En tant que cinéastes, nous avons la responsabilité de proposer un autre point de vue de cette réalité, un point de vue plus personnel. C’est ce que j’ai essayé de faire avec mes quatre films, en prenant à chaque fois un angle diffèrent. Mon film «Révolution moins 5» (2011) était d’ailleurs plus un questionnement sur ce qui se passait et ce qu’il adviendrait de l’euphorie post-révolution.

Dans vos films, vous mettez beaucoup l’accent sur les personnages. Mais comment composez-vous avec l’espace et quel rôle a ce dernier ?

  • Faire un film est, pour beaucoup, synonyme de décrire la réalité. Pour moi, c’est plutôt le fait de parler de l’ombre d’une réalité, l’ombre d’un événement, l’ombre de la révolution par exemple !
    Cette ombre ne se projette pas dans l’espace mais plutôt dans la vie des gens, dans leurs caractères et leurs spécificités. Mon obsession d’artiste est de donner forme à ces vies, de montrer au plus près possible les traits de ces visages sur lesquels ces ombres apparaissent, de donner une voix à ceux qui vivent et subissent les événements. Ce qui m’intéresse, en fin de compte, n’est pas global et n’a rien de complet. Il réside plutôt dans le détail de la vie des gens, des gens simples mais qui essaient de changer leur réalité et leur environnement, dans la douleur, et qui essaient encore et encore malgré la difficulté d’atteindre ce changement. J’ai voulu leur rendre hommage et laisser une trace d’eux, de leur façon de penser à des moments précis. Ces aspects-là ont peut-être plus de relation avec la géographie qu’avec l’espace en tant que tel d’ailleurs. Être dans un studio en Allemagne ou en Tunisie me donne la même sensation d’espace. Mais la géographie, étant différente, donne une réalité qui l’est aussi ! Les gens que je filme essaient de dépasser ces barrières géographiques. Cela fait partie de leur combat au quotidien et c’est un peu leur façon d’affronter leur réalité. C’est ce qui m’interpelle le plus en eux, cette façon de se proposer par eux-mêmes une alternative, de se créer plus d’espace, et je pense que cela peut se faire à travers l’art.

Ces personnages guident-ils la narration dans vos films, ou est-ce que c’est vous qui décidez ?

  • Je ne décide de rien. Je me rends dans un endroit et je vois comment cet endroit interagit avec moi. Cela nécessite d’avoir confiance dans les gens mais aussi dans son propre instinct. J’accompagne ces gens, je leur donne suffisamment de temps pour arriver à quelque chose de tangible, de suffisamment précis pour être perçu par le spectateur. Je suis sûr d’ailleurs que ce temps passé avec eux fait qu’ils influent sur moi, et je suppose que je dois influer sur eux à mon tour. Cela fait par exemple que je reste toujours en contact avec eux après le film. Une relation de continuité s’installe entre nous. Ces gens m’ouvrent leur cœur, assument la responsabilité de leurs paroles tout autant que moi qui les achemine vers le spectateur. Le temps est un facteur-clé pour arriver à ce type de résultat.

Comment faites-vous pour faire transparaître cette relation et cette démarche au montage ?  Et comment arrivez-vous à conserver ce genre de rapport avec l’objet filmé dans le résultat final ?

  • Le montage est une opération difficile qui vous met devant vos responsabilités de cinéaste et d’être humain capable de filtrer et de garder les éléments essentiels. L’idée est de rester concentré sur le sujet, d’essayer de rester le plus fidèle à ses propres sentiments face aux gens que nous filmons, d’essayer de donner le plus d’éléments de compréhension aux spectateurs sur la personnalité et le background de ceux que nous filmons, à travers les détails, sans être démagogue. Nous avons une responsabilité face aux spectateurs, celle de rester le plus honnête possible et le plus objectif possible. Nous ne devons exprimer notre point de vue qu’à partir de nos choix cinématographiques, comme le choix du lieu de tournage par exemple. Il faut surtout garder ses distances et éviter de tomber dans la manipulation et l’orientation du spectateur. En exprimant sa propre approche, celle que le cinéaste voit dans ce qu’il filme et celle de sa perception de la réalité, le choix des gens filmés et des endroits en sont des outils majeurs. Ces choix artistiques sont à l’image de ma position face à mon sujet. Elle exprime ma perception du sujet parmi les innombrables angles de vue possibles, comme par exemple de choisir de filmer les événements de 2011 en filmant les street-artistes.

En 2011, vous avez organisé le Festival de la révolution de Regueb. Pensez-vous que ce genre d’engagement social fait partie du rôle de l’artiste, ou s’agit-il d’une autre facette de votre personnalité ?

  • Nous étions nombreux à participer à ce festival, en 2011, 2012 et 2013. C’est un festival citoyen financé par des citoyens tunisiens. 300 invités ont été pris en charge par les citoyens de la région, des artistes venus apporter leur soutien bénévolement et j’ai fait partie de l’organisation. J’ai eu en charge, pour ma part, la partie cinématographique. J’ai eu aussi le plaisir de participer aux Journées Cinématographiques de Carthage en coordonnant, entre autres, la section «Écrans d’à venir» en 2012. J’ai été également membre du collectif indépendant d’action pour le cinéma en Tunisie en 2009… Toutes ces expériences sont directement liées au travail artistique. Un artiste a besoin d’expérimenter de nouvelles possibilités de façon systématique. Le Festival de Regueb a permis entre autres de faire découvrir des expériences cinématographiques au grand public. Le cinéma et l’art en général ne doivent pas être élitistes mais, au contraire, plus proches des gens. Ce festival a permis de démontrer qu’il est aberrant de penser que la compréhension et la sensibilité envers l’art ont un quelconque rapport avec le niveau d’instruction ou la catégorie sociale à laquelle nous appartenons.

Pourquoi cette expérience s’est-elle arrêtée ?

  • Toute expérience a une durée de vie, ceci permet aussi d’éviter qu’une réussite artistique ne se transforme en un tremplin idéologique ou calculé. Cet événement autogéré de A jusqu’à Z ne devait pas servir d’autres intérêts que ceux de l’art dans son sens le plus pur. Cette expérience pourrait reprendre d’ailleurs et va peut-être avoir lieu bientôt à Paris, dans un tout autre contexte.

C’est peut-être aussi une question de financement ! Justement, quel est votre point de vue sur la question du financement de l’art en général en Tunisie ?

  • Tout d’abord, je voudrais signaler que j’ai financé par mes propres moyens les quatre films que j’ai réalisés. J’ai pu malheureusement constater que, malgré l’engouement des spectateurs et les différentes récompenses que ces films ont pu avoir dans des festivals internationaux et tunisiens, la commission d’achat liée au ministère de la Culture en Tunisie n’a pas souhaité les acquérir. C’est vraiment dommage et je pense que les artistes venus de régions comme Sidi Bouzid ne sont pas considérés comme étant partie prenante du paysage artistique en Tunisie.

Quelle est la part de la continuité et celle de la discontinuité dans votre œuvre ?

  • Mon parcours n’est pas un parcours figé car j’évolue et je change en tant que personne et artiste. Mes idées et mon rapport aux choses aussi. Mais mes films restent centrés sur ceux qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer, la marge de la marge. Mon cinéma se range du côté des réprimés, et je conçois cet art comme un point de vue sur la vie. Pour moi, l’art précède toujours le réel et l’artiste doit toujours aller de l’avant et affronter les difficultés personnelles, matérielles ou intellectuelles. L’œuvre n’est jamais complète…

Quels sont justement vos projets en cours et futurs ?

  • Mon dernier film, «Forgotten», commence à être montré en Tunisie et à participer à des festivals à l’étranger. Le parcours continue et je travaille sur un film documentaire et sur un long-métrage de fiction. Ce dernier a obtenu une aide à l’écriture mais n’a pas encore de production. Les subventions pour le cinéma ont malheureusement pris une mauvaise tournure en Tunisie. Le rôle de l’État devrait être de soutenir les œuvres fragiles qui ne pourraient pas facilement obtenir un financement privé et pas les films susceptibles de «réussir». L’on se demande ce que cela veut dire et selon quels critères peut-on en juger !

Auteur : Propos recueillis par N.T.

Ajouté le : 02-04-2018

Source : http://www.lapresse.tn/


 

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