DIMA BRANDO DE RIDHA BÉHI PROJETÉ AU FESTIVAL D’ORAN

Quand tombent les étoiles…

Fiction mêlée au documentaire, «Dima Brando» (Always Brando), du réalisateur tunisien Ridha Béhi, repose avec philosophie la question du «nous» et «les autres».

Oran – De notre envoyé spécial

A presque 60 ans, le cinéaste tunisien Ridha Béhi a pu réaliser, en 2003, un rêve de jeunesse : rencontrer Marlon Brando chez lui à Los Angeles aux États-Unis. Dans les années 1960 et 1970, le grand acteur américain était l’idole du jeune Béhi. «C’est presque une fiction. L’acteur a choisi mon scénario sur les dizaines qui lui ont été proposés», a confié le réalisateur de «Dima Brando», film projeté dimanche à la salle Saâda, au quatrième jour du Festival d’Oran du Film Arabe (FOFA). Au départ, Marlon Brando devait jouer dans cette fiction, d’où la rencontre avec Ridha Béhi.

La mort a emporté l’artiste avant la concrétisation du projet. En cours de route, les producteurs du Nord se sont retirés. Le star-system est ainsi fait. Réalisateur et producteur, Ridha Béhi, connu pour des films tels que «Seuils interdits», «La Boîte magique» et «Champagne amer», a relevé le défi d’aller jusqu’au bout. L’idée d’une simple fiction se développe en un film où le documentaire trouve sa place, le cinéma dans le cinéma.

Anis (Anis Raâch), tenancier d’un café dans un village tunisien, vit presque le bonheur avec Zeina (Souheir Amara). Un jour, à bord d’un 4×4 noir, comme ceux de Blackwater en Irak, débarquent des cinéastes venus d’ailleurs. Ils viennent pour le tournage d’un film, «L’Atlantide». Pendant des années, la Tunisie a été «le décor» de beaucoup de fictions occidentales, et pendant longtemps ce faux tourisme a agacé Ridha Béhi, puisqu’il a englouti la culture et les traditions locales.

«Ils arrivent avec leurs gros moyens, exploitent les gens, les réduisent à une foule asservie, sous-payent les figurants. En plus de cela, ils nous humilient», dit-il dans son film. Il illustre son propos par un extrait de «Les Aventuriers de l’arche perdue» de Steven Spielberg (tourné en partie en 1981 à Kairouan en Tunisie). On y voit Indiana Jones (héros blanc, invincible, sans tache et sans reproche) tuer d’une seule balle un Arabe qui le menaçait avec son gros sabre. Ridha Béhi rappelle aussi l’épisode du tournage d’un film italien dans une mosquée, à Kairouan, qui avait provoqué l’émeute.

Anis est approché par un cinéaste américain gay, Christian Erickson, attiré par sa beauté. André Gide à Biskra n’aurait pas fait mieux ! Le cinéaste excité d’Hollywood saisit la ressemblance entre Anis et Marlon Brando jeune pour le convaincre de faire le voyage en Amérique, afin de figurer dans une fiction sur celui qui avait admirablement campé le rôle de Jules César.

Mais, il y a une contrepartie. Anis finit par céder aux désirs sexuels de Christian, pris comme il l’était par la fièvre du «partir», de voyager aux États-Unis (Marlon Brando était bisexuel). L’amoureux américain retrouve son continent, et Anis tombe dans l’engrenage de son propre rêve. De l’autre côté, Zeina voit son amour fondre comme neige au soleil. Sans ressources, son père ayant dépensé toutes les économies, Zeina est, elle aussi, happée par le tourbillon de la vie. La Tunisie profonde du régime Zine Al Abidine-Leïla Trabelsi était aussi celle de la pauvreté, de la misère. Cela est souligné avec tendresse par Ridha Béhi, qui montre un père, complètement ruiné, livrer contre de l’argent sa fille, encore adolescente, au regard vicieux d’un photographe à l’esprit aussi «blanc» que Christian.

D’un coup, l’on se rend compte que «la carte postale» tunisienne, tant vantée, n’est pas aussi colorée, lumineuse que cela. L’évocation de Marlon Brando par Ridha Béhi n’est qu’un prétexte, intelligemment utilisé, pour évoquer l’Amérique qui occupe l’Irak (des images de la destruction de la statut de Saddam à Baghdad, en 2003, le suggèrent). Le cinéaste parle, à plusieurs reprises, de Bush et de sa bande. Dans la foulée, il rappelle, sans doute pour souligner que l’Amérique des Bush et des néo-conservateurs compte aussi des gens justes, clairvoyants, le combat de Marlon Brando pour les droits des Afro-Américains et des Palestiniens et contre le racisme.

Il rend hommage à l’intellectuel Edward Saïd. «Dima Brando», qui à l’origine devait s’appeler «Quand tombent les étoiles», est servi par le montage tout en finesse de Kahena Attia et les images sculptées de Martial Barrault.

C’est un film qui suscite, qu’on le veuille ou non, la réflexion. La fin triste peut même secouer les spectateurs les moins sensibles. Il y a une telle densité dans cette fiction qu’on a du mal à la détacher de la réalité de tous les jours. Ridha Béhi a ce génie de s’adresser à l’esprit et d’interpeller le coeur, sans forcer le trait. Anis Raâch, découvert dans le film «Les Zazous de la vague» de Mohamed Ali Okbi, a réussi le pari de se mettre, non sans difficulté, dans la peau d’un personnage difficile. «La mort de Brando a laissé des traces. Dans le film, j’ai interprété le rôle d’Anis, pas de Brando.

Je suis resté moi-même. Je peux même dire que j’ai campé le personnage avec instinct», a expliqué Anis Raâch, lors du débat qui a suivi la projection du film.

«Après La Boîte magique, Dima Brando est le deuxième film qui évoque ma relation avec le cinéma. Je voulais revenir sur mon expérience avec Marlon Brando.

Aussi, ai-je recouru au documentaire et à la voix off pour éviter la doublure. J’ai également fait la fiction sur le rêve américain d’Anis (…) Je m’intéresse à notre relation avec l’autre. Et l’autre n’est pas forcément Bush. Il y a des personnes qui sont de notre côté», a précisé Ridha Béhi, qui est sociologue de formation.

Il a rendu hommage au regretté journaliste libanais Ghassan Abdelkhalek qui lui a facilité le contact avec l’acteur américain. «Dima Brando» a décroché le prix de la meilleure production au dernier Festival du cinéma d’Abu Dhabi. Il n’y a pas de raison pour qu’il ne soit pas dans le Palmarès d’Oran.

Fayçal Métaoui

El Watan – Mardi 20 décembre 2011.


 

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