VENT DU NORD, OU «JUSTE LE DROIT DE SURVIVRE»

Par : Mouldi FEHRI, Paris, le 11.05.2019

A l’heure d’une mondialisation écrasante et d’un libéralisme économique à outrance, peut-on encore avoir le droit à une vie décente, quand on n’a que le rêve et l’utopie comme solutions pour faire face aux difficultés de tous les jours ? Avons-nous plus de chance de nous en sortir quand on est du nord ou du sud de la Méditerranée ?

Se posant ces questions, le jeune réalisateur tunisien Walid Mattar préfère rester optimiste sur le sujet et y consacre son premier long métrage «Vent du Nord».

Né à Hammam-Lif, (ville côtière de la banlieue sud de Tunis), où il a grandi, puis installé dans une autre petite ville côtière «Wimereux» dans le Nord Pas-de-Calais (France) où il vit depuis quelques années, il dit avoir été agréablement surpris par les points communs existant entre les populations de ces deux endroits qu’il admire.

Mais, dans un monde dominé par la recherche du profit, il s’aperçoit en même temps que la délocalisation des entreprises d’un pays à un autre est souvent plus facile que la libre circulation des personnes. Et ce mouvement, qui se fait habituellement des pays du nord vers ceux du sud, s’accompagne généralement d’une animosité des uns vis-à-vis des autres. Car le phénomène est souvent considéré comme un désastre économique et social pour le pays d’origine et un avantage pour celui qui accueille. Les emplois perdus par l’un sont supposés gagnés par l’autre et cela contribue à remonter les habitants des deux côtés les uns contre les autres.

C’est à partir de ce constat que Walid Mattar a eu l’idée de ce film de fiction, dont il écrira le scénario avec Leyla Bouzid et Claude Le Pape.

Trame du film :

A la manière d’un conteur et avec beaucoup de subtilité, le réalisateur réussit à nous présenter presque deux histoires en une, en nous déroulant la vie et le parcours de deux ouvriers, Hervé le Français (incarné par Philippe Rebbot) et Foued le Tunisien (interprété par Mohamed Amine Hamzaoui). Géographiquement éloignés l’un de l’autre, rien à priori ne peut les rapprocher, sauf peut-être leurs conditions sociales très difficiles qui les mettent pratiquement dans la même position, celle des oubliés sociaux de nos sociétés dites modernes.

On découvre alors que, suite à une décision de délocalisation d’une usine de chaussures où il travaillait depuis 32 ans, Hervé se retrouve sans emploi. L’ensemble des ouvriers de cette entreprise refusent toute négociation et se montrent déterminés à lutter pour le maintien de leurs emplois. Quant à lui, ne croyant plus à la lutte ouvrière et au syndicalisme, il accepte les maigres indemnités de licenciement que lui propose la direction, quitte à être le seul à le faire et à subir en conséquence les attaques et les injures de ses collègues. Devenu individualiste, Hervé veut en fait profiter de cette opportunité, pour réaliser son rêve de toujours, celui d’acheter un bateau, se reconvertir dans la pêche et transmettre cette passion à son propre fils.

De son côté, Foued profite de la relocalisation de cette même usine dans sa propre ville pour y être embauché en même temps que Karima, la jeune fille dont il est amoureux, avec l’espoir de gagner un peu plus l’estime de celle-ci et surtout avoir les moyens de soigner sa mère qui est gravement malade.

Finalement, ni Hervé ni Foued ne parviendra à réaliser son objectif comme il le souhaitait.

Le premier découvrira très vite qu’il ne suffit pas d’acheter un bateau, mais qu’il a aussi besoin d’autorisations professionnelles et administratives dont l’obtention s’avère compliquée, voire pratiquement impossible dans son cas. Décidé à outrepasser cette réglementation qu’il trouve contraignante et abusive, il se voit confisquer son bateau pour pratique illégale de la profession de pêcheur et finira, devant cet échec, par accepter un poste à temps partiel proposé (ou imposé ?) par Pôle emploi, comme agent de circulation devant les écoles.

Quant à Foued, il ne gardera son emploi à l’usine que quelques mois, puisqu’en plus d’un très bas salaire, d’une cadence de travail infernale et d’une promesse de promotion non tenue, on ne lui procure même pas la couverture sociale à laquelle il aspirait et qui lui aurait permis au moins de soigner sa mère. Claquant la porte et se retrouvant de nouveau au chômage, il voit en plus sa dulcinée Karima l’abandonner et lui préférer comme fiancé un douanier dont le statut et le salaire présentent, bien sûr, plus de sécurité… matérielle.

Eloignés, mais unis dans la souffrance :

L’intérêt du film ne se limite pas au seul fait d’attirer l’attention du spectateur sur cette réalité controversée des opérations de délocalisation (telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui). S’il nous montre la dure réalité à l’intérieur de l’usine (aussi bien en France qu’en Tunisie), le réalisateur s’attache aussi et surtout à suivre ces deux ouvriers à l’extérieur de leurs lieux de travail, pour s’intéresser à leurs vies personnelles au quotidien, à leurs difficultés, mais aussi à leurs passions et à leurs aspirations. Le spectateur est ainsi indirectement associé à une réflexion sur les conditions d’existence de ces ouvriers, dans des sociétés déshumanisées et de plus en plus dominées par une course au profit, sans limite et toujours au détriment de l’être humain.

En mettant en parallèle le cheminement de Foued et d’Hervé, Walid Mattar insiste aussi sur une sorte de similitude qu’il découvre, non seulement dans la souffrance des deux, mais surtout dans l’attitude de chacun d’entre eux face à ses propres difficultés. Ne parvenant pas à vivre normalement, ils s’accrochent l’un comme l’autre à leurs rêves respectifs et à poursuivre une quête incessante du bonheur. Aucun des deux ne donne l’impression de vouloir baisser les bras. Ils accumulent pourtant les frustrations et les déceptions, mais continuent toujours à afficher une ferme détermination à rester debout, quitte à simplement… survivre.

Perdant son bateau et échouant dans la réalisation de son projet d’entreprise familiale de pêche, Hervé préfère accepter ce petit boulot à temps partiel plutôt que de s’avouer vaincu.De son côté et malgré sa perte d’emploi, ajoutée à une grande déception amoureuse puisque Karima l’a abandonné, Foued décide de se lancer dans une nouvelle aventure, pourtant périlleuse : tout abandonner et immigrer clandestinement en Europe, toujours à la recherche d’une solution pour s’en sortir. Tentative de désespoir dont il ne mesure pas les conséquences et qui pourrait, malheureusement pour lui, s’avérer très vite complétement illusoire.

En poursuivant ce parallélisme entre les deux ouvriers, le réalisateur prend soin, toutefois, de ne pas se laisser aller à confondre leurs situations personnelles respectives ou à mettre leurs conditions de travail, de rémunération et de vie sur le même pied d’égalité. Conscient des différences réelles qui existent entre les conditions des ouvriers du nord et du sud de la Méditerranée, il nous montre, avec beaucoup de lucidité, qu’en fait et malgré leur ressemblance évidente, les trajectoires de vie d’Hervé et de Foued gardent leurs propres spécificités et ne se rejoignent pas. Ce qui explique, au passage, le choix qu’il fait pour que ces deux personnages ne se rencontrent jamais. D’ailleurs, même quand ces derniers se croisent, symboliquement et sans le savoir (à l’occasion des vacances low-cost d’Hervé en Tunisie), le train et le bus qui les emmènent, vers des destinations différentes, font un bout de chemin ensemble, l’un à côté de l’autre, avant de se séparer au niveau d’une bifurcation où chacun poursuit sa route en prenant sa propre direction.

L’appréciation hâtive qui dessert le film :

Si on ne peut qu’être d’accord avec le réalisateur quand il insiste, à juste titre, sur la nécessaire solidarité qui devrait naturellement exister entre deux ouvriers comme Hervé et Foued, vu la similitude de leurs souffrances, on ne peut par contre que regretter la façon un peu hâtive avec laquelle il décrit leurs entourages respectifs.

Evoquant en effet ce point, le réalisateur nous présente du côté français des ouvriers conscients de leurs droits, refusant toute négociation avec l’employeur au sujet de la délocalisation de leur usine. Combatifs et déterminés à défendre leurs intérêts, ils occupent leur lieu de travail et vont jusqu’à affronter les forces de l’ordre, venues pour les en déloger.

En même temps et du côté tunisien, il nous montre des ouvriers complétement dociles, n’osant faire aucune contestation ou revendication, alors qu’ils sont mal payés et que leurs situations restent des plus précaires. De peur de se retrouver de nouveau dans la masse des chômeurs qui remplissent, à longueur de journée, les quartiers populaires et leurs cafés, ils semblent prêts à tout accepter, sans la moindre protestation.

Pire encore, alors qu’Hervé se retrouve rejeté par ses anciens collègues pour avoir accepté la proposition de la direction et fait preuve d’égoïsme et de défaitisme, Foued devient la risée de ses copains au café du coin, pour avoir simplement accepté ce nouvel emploi. Ils se moquent de lui et lui reprochent de se faire exploiter pour un boulot sans aucun intérêt, au lieu de se contenter de rester au chômage et de se débrouiller, comme eux, grâce au système D.

Alors oui, c’est exact et il ne faut pas le nier, ce genre de personnes et de mentalité existe bel et bien en Tunisie et le réalisateur ne l’a pas inventé. Mais, de là à le généraliser c’est tout de même un peu dommage, surtout en ce moment où les mouvements sociaux se sont multipliés (notamment depuis la révolution de 2011). Car, en plus, si le degré de conscience d’un bon nombre d’ouvriers et d’employés reste perfectible, la réalité quotidienne montre au contraire que la docilité et la peur ne sont plus d’actualité et ont même laissé la place à un mouvement de «dégagisme» assez répandu et parfois même déstabilisant, à tel point que certaines entreprises décident d’arrêter leurs activités.

Moralité : quand on rejette, intelligemment et à juste titre, l’opposition artificielle créée par le capitalisme entre les ouvriers du nord et du sud, on ne devrait pas normalement tomber dans le piège de la reproduire soi-même et inconsciemment sous une autre forme.

Un drame social sous forme de docufiction :

Cherchant à transposer à l’écran, de façon neutre et sincère, la réalité des milieux sociaux auxquels il s’intéresse, tout en y ajoutant une touche de fiction, Walid Mattar adopte dans ce film une écriture qui se rapproche de la manière et du style d’un docufiction.

Sans être du genre militant, le film est aussi ce qu’on pourrait appeler un drame social engagé.

Drame social, puisqu’il met en scène les conditions de vie (ou de survie) de personnes appartenant à une catégorie sociale complétement démunie et marginalisée aussi bien en France qu’en Tunisie, tout en soulignant leurs luttes, leurs souffrances ainsi que leurs déceptions et désillusions.

Engagé, il l’est aussi (au moins indirectement) puisqu’il présente ces personnes comme des victimes sans défense qui auraient besoin d’aide et d’appui face à un système capitaliste mondialisé, qui les prive de leur droit à une vie décente, quel que soit le pays où ils se trouvent.

A noter, toutefois, que malgré cette orientation (tout-à-fait louable d’ailleurs), le film évite, fort heureusement, toutes sortes de clichés, de slogans, de misérabilisme ou encore de dramatisation excessive des événements. Walid Mattar réussit ainsi, avec ce premier long-métrage, à aborder un sujet grave, mais avec un traitement lucide, calme et basé plutôt sur un ton léger et souvent humoristique. Son film se présente aussi comme une sorte d’immersion à la fois subtile et neutre dans ces milieux défavorisés qu’il essaye de dépeindre avec beaucoup de délicatesse.

En outre et grâce à un mouvement de «va-et-vient» entre les deux pays et un montage alterné entre les scènes de vie de l’un et de l’autre des deux ouvriers, le réalisateur arrive à tisser un lien presque naturel entre ces deux personnes (du moins aux yeux du spectateur), malgré leur éloignement géographique et le fait qu’elles ne se soient jamais rencontrées. Ceci étant, d’autres particularités méritent d’être soulignées, au niveau du style du film et de son écriture cinématographique, dont on peut citer :

Une utilisation efficace du symbole, comme :

Le personnage sympathique de la mouette qui revient assez souvent à l’écran, pour nous rappeler symboliquement ce droit à la liberté que les hommes semblent avoir perdu. Contrairement à Foued, elle n’a besoin ni de passeport, ni de visa, ni encore moins d’argent pour voyager. Elle se déplace de part et d’autre de la Méditerranée, en toute liberté et sans aucune contrainte. Et si Hervé a besoin d’autorisations diverses et variées pour pratiquer sa passion de toujours, la pêche, la mouette se permet de prendre autant de poissons qu’elle veut, sans pour autant être inquiétée.

Ou ce très joli plan-séquence avec Hervé courant seul sur la plage pour essayer de rattraper son bateau qui risque d’être emporté par les vagues. Ce jour-là, fatigué, son fils ne voulait pas se réveiller pour venir l’aider comme il le faisait d’habitude et il s’est donc retrouvé seul à faire face à la force de la nature. Avec cette situation éprouvante pour Hervé, mais tout-à-fait symbolique, le réalisateur réussit à bien illustrer la solitude de ces ouvriers dans leur lutte quotidienne contre toutes sortes de difficultés. Ou encore ce feu d’artifice du 14 juillet, utilisé au début et à la fin du film, comme le symbole d’une certaine image reluisante du monde occidental, que le réalisateur soumet aux regards successifs de ses deux personnages, Hervé et Foued : si le premier n’y voit qu’une illusion et une diversion détestable par rapport à la dure réalité de tous les jours, le second, qui ignore tout sur ce nouveau monde dont il a tant rêvé sans le connaitre, est complétement fasciné par ce jeu de lumières. Il pense même y trouver un signe positif et une lueur d’espoir sur ce qui l’attend en Europe. Un symbole donc plein de sens face à deux regards et deux appréciations totalement différentes, mais bien évidemment liés à la position de chacun des deux personnages et à leurs conditions personnelles.

Des dialogues conformes au réel, mais …qui dérangent :

Parmi les temps forts du film, la scène du café où Foued se retrouve avec ses amis de quartier est particulièrement significative. Elle rappelle d’abord celle d’Hervé avec ses collègues dans un café-bar du Nord de la France. Mais, elle représente aussi un des rares moments de loisirs que « ces oubliés de la société de consommation» peuvent avoir, faute de mieux et surtout de moyens. Elle constitue pour eux un lieu et une occasion pour se retrouver autour d’un verre et se donner enfin la possibilité de se défouler (ou «vider leur sac»), en exprimant librement (et avec leurs propres mots) leurs idées, leurs désirs, leurs frustrations et parfois leurs désillusions et leur colère.
Cette scène joue en fait un rôle très important, car elle contribue en même temps à baisser la tension dramatique du film et à y introduire un ton et une note d’humour et de légèreté, dont tous ces jeunes désœuvrés ont cruellement besoin.

Le seul bémol, c‘est que les dialogues et le vocabulaire utilisés sont parfois assez vulgaires (il faut le reconnaitre) et peuvent à ce titre choquer certaines personnes, surtout si elles sont en famille. Mais, le réalisateur (comme il l’a précisé à une spectatrice lors d’un débat suivant la projection) ne voit pas comment il peut rester fidèle à la réalité s’il oblige ces jeunes à parler (dans le film) autrement qu’avec les mots et le langage qu’ils ont l’habitude d’utiliser dans ce genre de lieux et de situations. Son rôle, dit-il, n’est pas de maquiller cette réalité pour la rendre plus conforme à certaines valeurs ou règles sociétales, mais de la transmettre telle quelle, même si cela peut gêner certains spectateurs. Ce qu’il dit parfaitement comprendre et respecter.

Il faut rappeler, toutefois, qu’avant de devenir cinéaste professionnel, Walid Mattar a eu sa première initiation au cinéma au sein de la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs (FTCA). Or, dans cette structure, on apprend aux adhérents non seulement la technique cinématographique, mais surtout à filmer le réel avec fidélité et surtout à éviter toute forme de censure. Ce qui peut parfois déboucher sur un résultat un peu choquant. Mais est-ce que la réalité dans ces milieux ne l’est pas aussi, de temps en temps ? Pour le vérifier, il suffit peut-être d’aller dans un de ces cafés de quartiers plein de jeunes désœuvrés, et de passer un peu de temps… à observer et écouter.

En somme, s’il constitue globalement une dénonciation des méfaits de la mondialisation, ce premier long-métrage de Walid Mattar restera d’abord et essentiellement une approche humaniste de la condition ouvrière, en même temps qu’un appel à la solidarité et à la fraternité entre les oubliés du nord et du sud de la Méditerranée.

Equilibré dans sa construction et globalement réussi sur le plan artistique, le film bénéficie d’une grande qualité technique avec surtout une parfaite maitrise du cadrage et une caméra assez proche des sujets filmés. Les scènes de vie en famille, les gestes et sentiments d’amour, ou encore les souffrances et les frustrations sont ainsi montrées avec beaucoup de tendresse et de justesse.
Il faut dire enfin que Walid Mattar a réussi à s’entourer aussi d’un groupe d’acteurs talentueux et  souvent très convaincants dans leur jeu. Pourtant, beaucoup d’entre eux ne sont même pas professionnels. Ce qui est notamment le cas du jeune Mohamed Amine Hamzaoui qui fait preuve d’un jeu juste et naturel et dont la prestation est assez remarquable.

Il y a là autant de raisons qui nous font attendre le prochain long-métrage avec beaucoup de curiosité et d’impatience.

M.F, Paris, le 11.05.2019


 

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